Sarah Bernhardt, la divine

Article écrit par

Les boucles rousses de Nosferatu.

Sarah Bernhardt, « la poison », Sarah Bernhardt, « la boucherie ».

Sarah Bernhardt (Sandrine Kiberlain) pleure, elle hurle, elle pique des crises. Ses grandes histoires d’amour, elle les vit d’abord sur scène, dans des pièces où, maquillée et chancelante, elle dépérit avec génie, rendant l’âme dans les bras de son partenaire de jeu, Lucien Guitry (Laurent Laffite), duquel elle fera aussi son amant à la ville. Son bijou-fétiche, c’est une « larme de diamant », objet qu’elle aurait aimé pouvoir arracher à ses propres yeux, dont elle fait son blason, et qui, quand elle la perd, l’envoie valser dans une véritable spirale de détresse tyrannique. Son existence dorée, en d’autres termes, est toute entière placée sous le signe d’une galerie hystérique de symboles du chagrin. Sarah Bernhardt, toute icône qu’elle est (et elle l’est déjà dans la première des trois époques que nous montre le film : 1886, 1896 et 1915), est soumise à une douleur qu’elle ressent parfois pour de vrai et très fort, un traumatisme lié à un passé sexuel destructeur, et qu’elle s’amuse, d’autre fois, à jouer avec malice – à performer pour des regards qui n’attendent au fond que ça d’elle : qu’elle se tue avec brio. Elle se blessera au genou en tombant pendant une représentation. Elle se fera des petites entailles au poignet, à l’aide d’une dague au manche en or ou en vermeil. Elle se fera du mal, et, c’est toute la force du dernier film de Guillaume Nicloux, Sarah Bernhardt, la divine, que de l’accepter, sa témérité scarifiée, son manque grisant de peur au regard du calvaire et de la désolation, c’est aussi la condition de son succès ! Les admirateurs et admiratrices de la star (il y en a beaucoup – dans une scène, le biopic leur fait inventer, de façon peut-être apocryphe, la demande d’autographe) se reconnaissent en elle, en sa nature friable, en sa fragilité mortifère. Bernhardt purge ses spectateurs, elle les libère : elle leur donne le droit de ressentir leurs pensées les plus sombres, les plus égoïstes, les plus désespérées, car elle leur offre un cadre qui semble être sécurisé émotionnellement. Elle les amène dans un autre monde où rien ne devrait faire réellement mal, celui du théâtre, et elle se drape dans son paradoxe.

Qui, en effet, pourrait croire que Sarah Bernhardt, la grande Sarah Bernhardt, peut être malade, qu’elle peut être faible ? Qui est disposé à la voir hantée et violemment trahie, quand elle porte fièrement les costumes sublimes, opulents et grassement sertis qui sont sa marque de fabrique ? (La cheffe costumière est Anaïs Romand, elle s’est aussi occupée des tenues pour Holy Motors et pour le Saint-Laurent de Bonello. Elle a mené, ici, un travail de recherche tout bonnement époustouflant). Quand le rideau tombe, Bernhardt est pourtant réellement une femme abattue, terrassée. Elle est maintenue dans un syndrome de Peter Pan avant la lettre, car son immaturité, son incapacité à gérer ses émotions, est la colonne vertébrale de sa méthode d’actrice. Elle se gargarise avec son entourage complaisant, tous et toutes lui passant ses caprices, et riant avec elle de ragots, à gorges déployées, toutes dents sur le pont, même celles de sagesse. Plusieurs scènes de dialogue avec les autres sommités de cette période « tournant de siècle », dont Rostand (Sylvain Creuzevault) et Clairin (Clément Hervieu-Léger), ressemblent assez à l’épaisse couche de camaraderie mafieuse qu’on pouvait trouver dans Les Affranchis. Kiberlain s’esclaffe et s’époumone autant dans son rôle que Ray Liotta dans le sien. Mais cet enthousiasme de clique, cette mondanité brillante et méchante, supposée libérale car libérée (Bernhardt prend le soin de recruter Zola (Arthur Igual) période Dreyfus dans sa bande de mean girls et de nice boys), a forcément un contre-coup. Elle n’est pas viable, elle n’est pas durable. Elle dépend des sautes d’humeur d’une femme accidentée, si talentueuse dans son domaine que son discours intérieur est probablement formulé en didascalies, mais si déconnectée qu’elle souhaite tout transformer en dénouement d’acte V.

C’est peut-être la proposition la plus radicale de Nicloux et de sa co-scénariste Nathalie Leuthreau, que de suggérer que Sarah Bernhardt, c’est autant Liotta que Joe Pesci – elle est revancharde et apte à changer d’attitude d’un coup. L’un des grands nœuds dramatiques du biopic est un monologue cruel que donne la comédienne à une pauvre femme lors de la « journée Sarah Bernhardt » du 9 décembre 1896. Peut-on vraiment être surpris que cette reine à la crinière couleur sang ait fait une scène le soir de sa grande fête ? Quand on commandite un tel banquet en son propre honneur, on s’attend à ce qu’il y ait du spectacle ou du feu. S’il n’y en pas, c’est facile de se dire qu’on le devoir d’en livrer nous-mêmes !

La marraine d’un tricheur, le roman d’une menteuse…

Guillaume Nicloux, dans son second film de 2024 après Dans la peau de Blanche Houellebecq, n’échappe pas réellement aux multiples écueils qu’on connaît des films biographiques. Et il n’échappe pas, non plus, à la nature piégeuse du film historique, très vite connivent. (On aura compris que c’est aussi un film de caméos. Nous ne doutons pas que toutes les personnalités qui rencontrent Bernhardt dans le long-métrage l’ont réellement croisé, mais, dans un récit d’1h40, leurs apparitions paraissent vite gratuites. Outre les figures suscitées, on mentionnera Rodin dans les dialogues, et on entendra Debussy et Ravel dans la bande originale. Quitte à faire, autant passer par le bureau de Maurice Leblanc et de Gaston Leroux, histoire de dire coucou à Arsène Lupin et au fantôme de l’opéra). Mais l’ensemble de la proposition de cinéma est très digne, il n’a vraiment pas à rougir face à la concurrence – cette mode de films français en costumes qui est en train de revenir, depuis quelques années (Marguerite, sur une diva radicalement différente, Illusions perdues, tous les deux de Xavier Giannoli), et qui est destiné à s’emballer de plus belle depuis l’immense succès du Comte de Monte Cristo (à venir : une réadaptation des Misérables par Fred Cavayé, une réadaptation de Jules Verne par Rassam & Seydoux…). Sarah Bernhardt, la divine, ce n’est pas l’œuvre qui défrisera les détracteurs de Nicloux, ce cinéaste qui va parfois un peu dans tous les sens (La Tour, La Petite). Mais c’est un film qui a un arc narratif fort, porteur, prometteur, qu’il suit de Z à A, c’est-à-dire du zénith à l’anémie. (Sarah Bernhardt, la divine se termine comme tous les biopics, soit à la mise en bière. Ce n’est pas spoiler que de le dire. Au moins, Bernhardt aura eu son geste vers l’immortalité, le film muet Ceux de chez nous, réalisé par son filleul Sacha Guitry (Arthur Mazet), le fils de Lucien). Le long-métrage a beau être extrêmement asubtil pour ce qui est de nous présenter les éléments historiques de la vie de Bernhardt, notamment ses liaisons, qu’elle commente elle-même, il est, au contraire, assez ingénieux pour ce qui est de nous montrer et de nous faire ressentir les traits qui ont fait d’elle une icône, sa volupté imbuvable. Sarah Bernhardt, la capricieuse. Sarah Bernhardt, l’incomprise, l’incompromise. Sarah Bernhardt, l’insoumise, la tortueuse, la coriace et l’étouffeuse.

Cette année, en mars, les historiens du spectacle ont sûrement eu une pensée pour l’actrice emblématique, morte pile 101 ans plus tôt. Est-ce parce qu’un siècle révolu s’est écoulé, qu’un recul centenaire s’est instauré, qu’il est désormais possible qu’un vrai enjeu s’impose, dans les représentations, autour de cette vedette ? En plus du film de Nicloux, on peut penser à un documentaire d’Arte, Sarah Bernhardt, pionnière du show-business, réalisé par Aurine Crémieu en 2022. On peut également penser au film Tesla, de Michael Almereyda, dans lequel Ethan Hawke jouait le célèbre inventeur, et Rebecca Dayan, Bernhardt, attendu qu’il existe des rumeurs sur une relation entre le premier et la deuxième. Hors du cinéma, on peut encore, en ce moment et jusqu’au 30 mars, aller voir L’Extraordinaire Destinée de Sarah Bernhardt, écrite et mise en scène par Géraldine Martineau, au Théâtre du Palais-Royal. Mais, plus que seul ce cycle « Sarah Bernhardt » qui est en train de s’articuler, il apparaît que le film de Nicloux s’inscrive dans un autre, un cycle qu’on pourrait appeler le cycle « Charcot » ou « Tourette ».

Dans les années 1870 et 1880, en effet, le domaine de la neurologie fait un pas de géant en avant, notamment grâce aux études menées par des médecins comme Jean-Martin Charcot et Gilles de la Tourette à l’hôpital de la Salpêtrière, sur des patientes dites hystériques, soit globalement instables, selon les cas épileptiques, spastiques, bipolaires, traumatisées, paralysées ou hallucinées. L’identification de plusieurs maladies, ainsi que la renommée personnelle de ces médecins, Charcot et ses cours publics en tête de peloton, provoque, d’une part, un engouement public pour ces corps déchainés, possédés, chez qui on identifie des nouvelles manières exaltées de se mouvoir (va alors naitre la mode des « danses épileptiques », dont la représentante la plus connue est une femme surnommée Polaire), et, d’autre part, une invisibilisation du sort de ces femmes malades, dont beaucoup sont soignées dans des conditions pour le moins suboptimales. Ces quelques dernières années, plusieurs œuvres ont offert de rendre hommage à ces femmes lésées, pour certaines violentées par le corps médical : on peut citer Le Bal Des Folles, 2021 et Captives, 2023, dont on pourrait dire qu’ils poursuivent une recherche déjà entamée en 2012 par Augustine. Chez d’autres artistes, le travail de mémoire* – puisque c’est réellement de ça dont il semble être question – est prolongé jusqu’à soulever le paradoxe constitutif de la vie de ces patientes, célèbres un moment, en un sens, en tant que bêtes de foire, mais au final éclipsées et re-reléguées à la marge par des artistes qui se rendaient à la Salpêtrière pour utiliser leurs pathologies comme nourriture dramatique.

La pièce Arche**, écrite et mise en scène par Gildas Milin, de l’ENSAD de Montpellier, fait bien de le rappeler, il existe une relation directe d’inspiration à spectacle qui liait la clinique de Charcot au monde du théâtre, avec des actrices comme Paula Maxa et, donc, Sarah Bernhardt, qui réutilisaient les crises des épileptiques dans leur propre travail de recherche dramatique. C’est vrai que, de façon assez discrète, la thématique de l’appropriation, ou de l’exploitation des corps pathologiques, est une chose qui revient régulièrement, dans Sarah Bernhardt, la divine. Quand, dans sa soixantaine, Bernhardt, blafarde et gonflée, accepte de se faire amputer la jambe, elle plaisante qu’elle devrait la vendre au cirque Barnum (son fondateur, Phineas Barnum, a accédé à la gloire et à la fortune en inventant/popularisant les freak shows, ces spectacles dans lesquels on exhibe à un public des personnes souffrant d’handicaps ou de difformités). Et, plus jeune, Bernhardt soustrait à son emploi du temps chargé le gynécologue Samuel Pozzi (Sébastien Pouderoux), au détriment*** des patientes de celui-ci, pour lui demander s’il veut bien lui greffer une queue de panthère. Que dire, aussi, du passage éclair de Sigmund Freud, énième caméo d’un homme qui fut bien, en France, un élève de Charcot ?

Bernhardt a beau être magnifique, impérieuse, pleine d’aura – évidemment digne de chaque parcelle de dignité et de déification que le film se hâte de lui donner, vêtue de robes qu’on pourrait passer bien des lignes à décrire (collerettes dentelées, chemisiers décorsettés, textile bleu-paradis, tissu rouge-gorge, collants blanc-âme), le scénario ne s’y trompe jamais. C’est aussi une tique, une vampire, sans quoi elle ne dormirait pas dans un cercueil, servie par un Rennfield qu’elle terrorise, Pitou (Laurent Stocker). La beauté a tous les droits. Le pouvoir fou, imposé malgré l’indésirabilité, ça s’appelle la dictature. Le pouvoir fou, consenti au plus charmant sourire de France, ça s’appelle la mythologie grecque. Sarah Bernhardt, la Minerve : dans un plan, on nous montre même qu’elle a déjà une chouette, comme Athéna.

* J’ai, par ailleurs, moi aussi modestement participé à ce travail, dans une sous-partie de mon mémoire, qui traçait un lien entre les danses dites épileptiques et les danses dites nègres, selon un corpus de presse d’une demi-douzaine d’articles.

** Jouée, excusez du peu, in situ dans la Chapelle Saint-Louis du véritable hôpital de la Salpêtrière, en octobre et novembre derniers.

*** À modérer. Pozzi est une grand nom de l’histoire de la gynécologie, mais la légende qu’il laisse est compliquée, notamment par ses opinions antiféministes ouvertes, assumées, et revendiquées comme telles. Dans le film, quand le personnage de Sarah Bernhardt se montre progressiste – dreyfusarde ou « sexe-positive », comme on le dirait aujourd’hui –, on a tendance à se méfier des intentions de Nicloux. Essaie-t-il de laver sa réputation, de montrer qu’il n’est ni de droite, ni de gauche, malgré ses collaborations répétées avec Houellebecq (Blanche Houellebecq, certes, mais aussi Thalasso & L’Enlèvement de Michel Houellebecq) ? Si oui, c’est raté. À partir du moment où Bernhardt rompt le pain avec tout le monde à Paris, son comportement ne peut plus être vu comme de l’engagement ou du militantisme !

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