Sanjuro

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« Yojimbo » campait le personnage de justicier Sanjuro dans une bourgade aux allures westerniennes. « Sanjuro » monte d’un cran dans la parodie et dépasse les conventions du jidai-geki en exhibant crûment l’artifice du chambara.

Exit les brutes caricaturales yakuza acoquinées aux fonctionnaires corrompus prêts à faire main basse sur la ville. Devenu le stéréotype du hors-la-loi remâché à tous les succédanés du genre, Sanjurô reprend du service pour une caste de jeunes samouraï trop policée. Rônin sans solde sinon à celle du plus offrant, il a perdu de son charisme et traîne son kimono et son katana à tout va ; plus miteux que jamais. Le souffle épique du film d’époque traditionnel n’a plus cours jusqu’à nouvelle occurrence.

Les samouraï : une caste déchue de ses pouvoirs en proie à une lente démilitarisation

Sanjuro, le film éponyme, se situe à la même période que Yojimbo : la fin de l’ère Tokugawa (1603-1867) qu’on connaît aussi sous le nom d’ère Edo. Une époque de pacification et d’unification a succédé à celle des guerres civiles dévastatrices. Les shoguns qui se succèdent vont instaurer la paix et régner désormais en maîtres absolus sur le pays tandis que l’empereur est confiné in abstracto au rôle strictement symbolique dévolu à une autorité spirituelle.

Les samouraïs, littéralement « ceux qui servent », perdent peu à peu leur statut, de leur superbe ; et partant, leur raison d’exister. Ils n’ont plus grand monde à servir et se voient destitués de leur fonction guerrière. Contraints par un processus irréversible de démilitarisation, ils sont dorénavant voués à des tâches administratives pour les plus riches. Les autres composant une caste d’outcasts. Leur nombre s’amenuisera d’autant jusqu’à l’instauration de l’ère de restauration Meiji (1868-1912) qui marquera la fin du shogunat et par là même l’abolition du régime féodal. Dès lors, le port du sabre sera définitivement prohibé.

Les plus insoumis et irréductibles d’entre eux viennent grossir les rangs des rônins (hommes vagues, errants) qui conservent le titre de samouraï mais ne sont plus désormais que des mercenaires sans maîtres qui arpentent et labourent le pays en quête de causes à défendre ; louant leurs services au plus offrant. Samouraï déclassés, ils sont souvent conduits par les vicissitudes de leur vie vagabonde à se dévoyer en hors-la-loi, en bandits de grand chemin ; habillés de hardes excentriques (kabuki en japonais).


Les dix samouraïs

L’action de Sanjurô se déroule dans cette période charnière.Sabreur émérite et bretteur hors pair à la manière d’un Zaotichi pourvu de tous ses sens, Sanjurô se mue à présent dans la peau d’un coach guerrier. Traînant ses guêtres près d’un sanctuaire où sont réunis une escouade de neuf jeunes samouraï, il surprend leur conversation de novices. Une rumeur de corruption se répand sur la vilenie supposée du chambellan Mutsuta. Celui-ci semble le suspect tout désigné pour son physique ingrat à « tête de cheval ». La coalition de ces jeunes guerriers autant exaltés qu’inexpérimentés projette de s’en remettre au super-intendant Kikui, sorte de shérif de Nottingham avant la lettre, pour contrecarrer cette menace potentielle qui pèse comme un « sabre de Damoclès ». Sanjuro /Robin des bois s’interpose impétueusement dans la conversation pour démentir cette version des faits : le chambellan , sa femme et sa fille sont en fait retenus en otages et Sanjuro se propose d’être leur dixième samouraï afin de déjouer le complot ourdi en haut-lieu.

A partir de Jours de paix de Shugoro Yamamoto dont il adaptera par la suite Barberousse (1965) et Dodeskaden (1970), Kurosawa développe un canevas de récit très voisin de celui des « 7 samouraïs » mais le contexte historique n’est plus le même. C’est le clan fermé de l’aristocratie guerrière ou ce qui en tient lieu qui est cette fois en péril et non plus la paysannerie. Kurosawa moque ce fait qu’il décline sur un mode parodique narquois et sardonique.

Un récit de chambara « à double tranchant »

Tous les ingrédients du jidai-geki sont là pour voler en éclats dans un cocktail détonant qui recourt à l’artifice du chambara: les morceaux de bravoure, les combats de sabre inutiles, les fausses oppositions de camps et de clans : les bons et les méchants quasi indiscernables de façon tranchée si l’on ose ce jeu de mots, le flux et le reflux des vagues d’assaut. Tout est vain et caricaturé dans une pantomime grotesque et un manège ridicule.. Galvanisés par leur mentor improbable, les jeunes pousses s’enhardissent, se démènent ,s’affairent et agitent leurs sabres en tous sens. Ils ont beau remonter les manches de leurs kimonos qu’ils vont même jusqu’à « mouiller », rien n’y fait. Kurosawa fait assaut de salves dérisoires à leur endroit. Ils les montrent calquant leurs mouvements désordonnés dans un mimétisme de canetons derrière Sanjuro/Mifune qui vient jusqu’à comparer leur contenance saugrenue à celle d’un « mille-pattes ».

Ils demeurent comme hébétés, ahuris car leurs plans capotent les uns après les autres. Seule la sagacité goguenarde de Sanjurô, aucunement inféodé, les ramène à une réalité qu’ils se refusent à admettre : le déclin de leur emprise et l’inanité de leur rang. La satire grinçante montre un rônin à bout de souffle et une aristocratie guerrière en perdition.


Un rônin à bout de souffle et une caste aristocratique tombée en désuétude

Par delà le bien et le mal et la recherche d’un profit personnel opportuniste de mercenaire, Sanjuro se laisse entraîner en liquidateur forcené dans une campagne contre la corruption et l’injustice ; cédant à son humeur capricieuse du moment. Par une inversion des codes, le fringant samouraï Handei Muroto (Tatsuya Nakadai) est le méchant qui mourra par le sabre de son alter ego Sanjuro dégainé à contrecoeur à la fin du film comme dans Yojimbo mais dans un duel – éclair d’une violence inouïe.

Sergio Leone à travers ses westerns spaghettis Pour une poignée de dollars (1964) et Pour quelques dollars de plus (1965) starisera Clint Eastwood en ancrant son aura d’anti-héros dans ce type de personnage désabusé clairement anti-conventionnel. De même, Sam Peckimpah s’en inspirera dans un registre radicalement plus violent déversant des flots d’hémoglobine. Ces complaisances avec l’histoire feront dire à Kurosawa : « D’aucuns apprécient les bons westerns. Puisque les humains sont faibles par essence, ils veulent pouvoir s’identifier à des personnages bons et héroïques ».

Déclassé et volontiers déjanté, Sanjuro se pose en redresseur de torts dans un donquichottisme bravache de desperado. En paradant ainsi, katana au clair, Sanjuro va à l’encontre du mythe du bushidô qui prône un code d’honneur désormais dépassé. Ses manières anti-héroïques de rustre que n’entache pas son éthique morale décourageront le culte de loyauté que lui voueront les neuf samouraïs encore mal dégrossis à la fin du film.

 

L’habit ne fait pas le samouraï tandis qu’un bon sabre reste dans son fourreau

Dans Sanjuro, Kurosawa relègue toujours son anti-héros en amorce de l’image en avant-plan ou en arrière-plan comme si il était un simple accessoire. Ou le commentateur hilare. Il semble faire intrusion dans l’image, perpétuellement en porte à faux. Directement confronté aux aux affectations d’une caste raffinée, Sanjuro,penaud, est tel un chien perdu sans collier dans un jeu de quilles. Il jure dans le décor ambiant et détone par rapport à l’étiquette protocolaire. Ce qui donne lieu à des scènes très drôles où la femme du chambellan l’admoneste sur ces manières grossières et l’invite à remiser son sabre dans son fourreau et à faire plutôt fonctionner son cerveau de stratège comme il sait si bien le faire sans l’aide de cet appendice meurtrier.Un bon sabre reste dans son fourreau.

Dupliquant une scène de Yojimbo, Mifune/Sanjurô choisit ironiquement pour nom cette fois la carnation du camélia que portent les arbres autour de lui. Or, le camélia est l’emblème du samouraï qui y voyait le symbole même de l’éphémère de l’existence dans les pétales rouges de la fleur épanouie.

Mifune/Sanjurô accentue à l’écran son aspect hirsute et débraillé de personnage peu engageant à la coiffure extravagante en y ajoutant des mimiques de son cru : « Dans Sanjurô, je hausse les épaules et me gratte une barbe en bataille pour exprimer le laisser-aller de ce samouraï inemployé, sans le sou, portant un kimono sale et déguenillé. ». Enclin à tuer sous le moindre prétexte,Toshiro Mifune est la mouche du coche. Il personnifie l’idéalisme héroïque par une ruse roublarde de fin stratège en opposition permanente avec son environnement de par son comportement.Sa conscience lui empoisonne l’existence.

En 1962, Mifune est devenu une star internationale. Ses relations se sont distendues avec son pygmalion qui lui a pourtant ouvert une voie « impériale ». Il tourne des remakes des films du maître et des séries au Japon et se taille une solide notoriété à l’étranger. Il cherche insensiblement à s’émanciper de son mentor. Et leur collaboration fructueuse se parachèvera avec Barberousse en 1965. Le perfectionnisme du maître interagit sur l’acteur qui commence à ressentir la charge physique des tournages : « Dans Sanjurô, je fais une séquence où je dois occire 30 personnes dans le même mouvement et j’ai bien cru que mon cœur allait flancher » confiera-t-il en substance.

Avec Sanjurô, Akira Kurosawa tourne ainsi une page provisoire du jidai-geki. La violence gore est ici un exutoire destiné à railler les conventions des films de samouraï classiques rattrapés par le chambara et par un désir de renouvellement et un ancrage dans la modernité. Le cinéaste se veut frondeur et porte l’estocade à un code d’honneur guerrier qui ne perdure désormais plus que dans les esprits. Il semble vouloir en finir avec l’histoire féodale en usant du sabre à double tranchant comme d’une arme de dérision. Il choisit de ranger provisoirement son katana de guerrier dans son fourreau comme il le glisse dans les propos de Sanjuro/Mifune à la toute fin du film. Le sabreur émérite reconduit ici le stéréotype du « gunfighter » westernien. Le futur cinématographique du cinéaste le démentira qui parvenu au pinacle de sa carrière prolifique,reviendra à deux grandes fresques guerrières terminales : Kagemusha (1980) et Ran (1985).

Titre original : Tsubaki Sanjuro

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Durée : 96 mn


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