Room in Rome est l’œuvre du renouveau pour Julio Medem, celle où il parvient à exprimer sa singularité de façon humble et posée sans pour autant avoir à se renier. L’exercice du huis clos est fondamental dans cette mue, tant le cinéma de Medem repose habituellement sur l’extension du regard, tant géographique que mental. Dans ses premiers films, le cinéaste basque déployait un lyrisme rugueux bercé d’une étrangeté jouant sur la répétitivité, le temps qui passe et la destinée avec l’envoûtant Vacas (1991) – transposition officieuse au pays basque de Cent ans de solitude (1967) de Gabriel García Márquez –, tandis qu’une romance alambiquée était à l’œuvre dans L’Écureuil rouge (1993) et Tierra (1996), avec son héros à la personnalité multiple. L’onirisme singulier de Medem trouverait un écrin plus accessible et romanesque dans Les Amants du cercle polaire (1998) et Lucia et le sexe (2002), les films de la reconnaissance internationale. Les audaces formelles, les questionnements philosophiques et les figures féminines flamboyantes propulseraient le cinéaste au sommet de son art. Cette outrance serait nettement plus déséquilibrée dans Caotica Ana (2007), grand film malade réalisé en hommage à sa sœur décédée. Medem y ose tous les excès, le ridicule côtoyant la grâce d’une scène à l’autre dans une œuvre questionnant les origines et l’état du monde, tout en idéalisant la Femme dans l’universalité et l’intime. L’accueil critique glacial ne saluerait guère les excès de cet OVNI cinématographique, invitant pourtant à une vraie remise en question.
Le cinéaste, qui devait se reconstruire après cet écart, nous offrira un bijou de sensibilité et de romantisme avec Room in Rome. Au sein d’une intrigue resserrée, respectant les règles d’unité de temps et de lieu, on retrouve ici la recherche esthétique et la force mélodramatique de Les Amants du cercle polaire tout comme la sensualité et l’abandon aux sens de Lucia et le sexe. Room in Rome débute pourtant sous une aune faussement superficielle, avec ces deux jeunes femmes se retrouvant un peu par hasard entre les murs d’une chambre d’hôtel après s’être rencontrée dans un bar. Dès l’introduction, la chambre est définie comme un espace hors du temps et du monde extérieur, où tout peut arriver, où tout peut se révéler. Ainsi, la drague insistante de la brune et Espagnole Alba (Elena Anaya) envers la blonde et Russe Natasha (Natasha Yarovenko) et leur échange dans une ruelle afin qu’elle l’accompagne à son hôtel, est filmé en plongée, depuis le ciel (un leitmotiv au cœur du film, tout ce qui concerne l’extérieur et le passé des personnages étant filmé de cette façon à travers une application à la Google Maps), avant qu’un délicat plan-séquence ne nous ramène de cette ruelle au balcon, puis dans la chambre où sont enfin arrivées les deux jeunes femmes. C’est le cliché qui domine au départ : Alba la brune latine incendiaire et lesbienne affirmée se montre très entreprenante avec la blonde glaciale et hétéro Natasha, amenée là par curiosité mais également par attirance. Uniquement basée sur le désir, la rencontre va pourtant tourner court, et entre la réticence de Natasha et les assauts trop pressants d’Alba, il ne se passera rien dans un premier temps. Il faudra que Natasha oublie son portable et retourne dans cette même chambre d’hôtel quelques minutes plus tard pour que tout se rejoue, plus sincèrement. Les scènes de sexe libèrent le désir et ce qui ronge les deux héroïnes. Que cherche à oublier Alba dans l’alcool et l’abandon lascif ? Quelles fêlures dissimule Natasha dans cette retenue alors que son désir paraît évident dès le départ ? Les étreintes, filmées avec fièvre mais également avec une grande sobriété, serviront de révélateur aux amantes, désormais plus intimes et susceptibles de se livrer dans cette nuit forcément sans lendemain. Entre semi-vérités et mensonges, le passé de chacune se révèle au cours de leurs échanges. Ce désir de l’instant s’avère donc une libération soulageant leur peine, mais peut-être cache-t-il un sentiment plus profond, qu’elles n’osent s’avouer.
Medem instaure un dispositif brillant dans la composition de plan, la gamme chromatique et la topographie de la chambre. L’intérieur de la chambre baigne dans un mélange d’ombres (le passé et les douleurs secrètes des personnages) et de couleurs plus ocres, brunes et orangées (ce qui les lie l’une à l’autre). Cela se vérifie avec les deux tableaux se répondant d’un mur à l’autre de la pièce et auxquels elles sont particulièrement sensibles, exprimant ainsi une interaction allant au-delà de l’attrait physique. D’un côté, la philosophe Aspasie se rendant à l’Agora entouré de Socrate et Périclès et de l’autre, son corollaire, quelques mètres et siècles plus tard avec un autre philosophe, Leon Battista Alberti, expliquant l’art grec dans un cénacle des Médicis. Le cadre romain, l’emplacement de l’hôtel dans la ville, au-dessus du théâtre Pompée, et les divers objets de la chambre évoquant cette culture, instaure donc une ambiance baignée de cette sensibilité artistique, signifiant la communion des âmes autant que des corps d’Alba et de Natasha. La salle de bain, toute de blanc immaculé, sera le lieu de la mise à nu, aucun artifice ne dissimulant plus le lien fort qui s’est imperceptiblement noué. L’ambiance éthérée, la profonde délicatesse de l’ensemble, confèrent au film un ton unique. Bien que beaucoup promu pour son aspect sexuel et saphique, le film va bien au-delà de cela, nous emmenant vers une belle histoire d’amour et surtout, vers un grand mélodrame. La nudité permanente des actrices s’oublie ainsi très vite, semblant naturelle dans leur rapprochement progressif. Elena Anaya et Natasha Yarovenko apportent richesse et mystère à leurs personnages dans ce cadre restreint, fortes et fragiles chacune à leur tour, méfiantes et passionnées, cultivant différences et mimétismes avec une complicité constante. Les premières lueurs du jour arrivées, rien de tout ce à quoi l’on vient d’assister ne devra dépasser les quatre murs de cette chambre, Medem reprenant de manière inversée son plan-séquence d’ouverture, traversant cette fois la chambre pour la ruelle, toujours en plongée. En grand romantique qu’il est, Medem clora Room in Rome sur une lueur d’espoir avec une superbe fin ouverte.