Loin du Paradis

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« Loin du Paradis », simple redite de « Tout ce que le ciel permet » ? Plus qu´une source d´inspiration, le second constitue la matrice du premier, en est son modèle assumé. Ressortie en version restaurée.

Todd Haynes reste fidèle au style visuel de l’original et à l’esprit de ce pur mélodrame où le désir se heurtait à l’interdit de la loi et des conventions sociales. Comment situer cet hommage, et quel sens lui donner ?

Loin du Paradis. Très loin, effectivement, comme en témoignent les mouvements de grue ouvrant les deux films : la caméra descend de haut pour se poser devant la bâtisse de Cathy Whitaker (Julianne Moore) à Hartford, Connecticut, de même que le travelling finit sa course en plongée vertigineuse chez Cary Scott (Jane Wyman) en Nouvelle-Angleterre, dans Tout ce que le ciel permet. À chacune sa bourgade aisée, où s’alignent des maisons cossues qu’on entretient au cordeau tout comme ses relations de bon voisinage, à coups de téléphone cancaniers et de cocktails partys arrosées. En cette fin des années 50 (le film de Todd Haynes situe son action à la même époque que celle du film de Sirk, qui était elle contemporaine de son tournage), ces deux femmes si bien intégrées dans leur milieu social paraissent pourtant ailleurs : disponibles à l’amour.

 

Cary Scott est veuve. Sa liaison avec Ron Kirky, son jardiner, fait jaser enfants, copines et membres de cette petite communauté, du fait de son statut social jugé inférieur, et parce qu’il est bien plus jeune qu’elle (lui, c’est Rock Hudson, tout en stature protectrice et en sourires bienveillants). Cathy Whitaker, quant à elle, est mariée à un cadre que l’on dit brillant (Dennis Quaid, dont le jeu judicieusement daté alterne entre retenue flegmatique et explosion de sentiments). Un soir, elle le surprend à son bureau enlacé dans les bras d’un homme. Le surgissement de ce contre-champ explicite brutalement les non-dits jusque là refoulés, et entérine la dislocation progressive du noyau familial. L’un et l’autre s’apercevoivent que leur attachement réciproque ne tient plus : l’image lisse et conforme qu’ils (se) renvoyaient d’eux même ne colle plus à leur désir. Cathy peut alors se laisser troubler par Raymond Deagan (Dennis Haysbert), son jardinier noir, dont elle tombe amoureuse.

Des larmes amères

R.W. Fassbinder, grand admirateur de Douglas Sirk, avait lui aussi réalisé un remake de Tout ce que le ciel permet en le transposant dans le Munich de 1973. Avec Tous les autres s’appellent Ali, il montrait frontalement comment circulent, même dans cette forme réputée mineure qu’est le mélodrame, les relations de pouvoir, traversant les rapports humains les plus intimes, y compris amoureux et sexuels. Un cinéma a priori beaucoup plus virulent et radical que celui de Todd Haynes, qui préfère instiller des thèmes politiques affleurant sans toutefois craqueler le vernis d’un film aussi lissé et soigné que la société de consommation prospérant en cette fin des années 50 (publicité, voiture, télévision, mode,… sont étalés à l’écran). À l’original, il ajoute des thèmes abordant les facettes méprisables de ce milieu bien sous tout rapport : homophobie (on invite Frank à se soigner médicalement), racisme (même les enfants n’en sont pas indemnes), intolérance. Outre cette approche thématique, par quels moyens le mélodrame parvient-il à une certaine visée politique ? Par son aspect visuel et symbolique, le lyrisme et l’emballement des sentiments constituant la trame narrative plus que dans tout autre genre.

Tout ce que le pastiche permet

Loin du Paradis est un pastiche de Tout ce que le ciel permet, auquel il empreinte sa virtuosité du style, ses couleurs éclatantes, une sensibilité à fleur de peau dans l’interprétation féminine. L’original, qui n’est cependant pas le plus flamboyant des mélos de Sirk, était marqué par ses contrastes visuels où les tons bleus affrontaient des teintes pourpres serties d’ocre. Todd Haynes renforce et exalte ces effets lumineux jusqu’à en déréaliser les couleurs. Les personnages déambulent dans un univers quotidien où les tons virent parfois aux bleus électriques et semblent les imprégner, baignent dans une lumière verte diffuse enveloppante. Dans la scène où Frank s’effondre en larmes et avoue à sa femme qu’il est tombé amoureux d’un homme, celle-ci semble ne pas réagir. « Alors j’imagine…que tu vas vouloir divorcer », lâche-t-elle simplement, avant de s’éloigner.

Elle se retrouve ensuite par magie dans sa chambre, comme happée par les fondus enchaînés. Des lueurs dansent sur les rideaux aux fenêtres. Elles lui bouchent l’horizon, mais en même temps, sont comme le reflet de sa confusion intérieure, projetés sur cette fenêtre/écran qu’elle n’arrive pas à franchir. Il neige dehors, mais les flocons ont l’air de tomber à l’intérieur, reflétant les tourments du personnage. Julianne Moore est parfaite : on devine ses pensées torturées derrière son teint diaphane, sa chevelure rousse éblouissante, ses yeux écarquillés, sa bouche maquillée de rouge fendue par des sourires figés et mélancoliques. Sa démarche est gracieuse : sa robe tressaute si discrètement à chacun de ses pas qu’elle semble flotter dans l’espace. Un espace que le montage l’aide à traverser aisément, mais qui la ramène inlassablement à l’intérieur, et ne la conduira qu’à l’immobilisme d’une scène d’adieu sur un quai de gare.

L’aspect délibérément artificiel du film de Sirk est ici accentué et culmine dans quelques scènes presque « pop », qui paraissent cependant moins kitsch que l’original. Todd Haynes ne tourne jamais en dérision le film de son maître : il fait montre d’une admiration esthétique sans faille, magnifie sans tomber dans l’excès. C’est de ce côté-là qu’il faut chercher la filiation entre les deux cinéastes, plutôt que du côté de l’attachement aux émotions, sincères et exprimées au moyen de l’artifice, mais sans être exaltées comme chez Sirk. Si le vraisemblable n’est pas l’affaire de Haynes, les effets qu’il utilise paraissent presque plus réalistes que dans le Sirk, quasi impalpables tant ils se fondent naturellement dans une forme travaillée avec délicatesse. Son imitation du style de Tout ce que le ciel permet en fait-il un cinéaste post-moderne ? A priori non : contrairement à un Tarantino par exemple qui crée de la distanciation par ses collages hétéroclites, il se plonge littéralement dans la forme, reprend les codes du genre au premier degré. Sans être ironique comme pouvaient l’être les films de Sirk, Loin du Paradis n’est pas naïf non plus : d’une désinvolture éthérée qui en devient presque hypnotique.

Vision pastorale et mœurs citadines ne font pas bon ménage

Douglas Sirk rendait explicitement hommage à Walden, livre autobiographique de Henry David Thoreau préfigurant le mouvement écologiste, cité dans Tout ce que le ciel permet : « Si un homme perd la mesure battue par ses semblables, peut-être entend-il un autre rythme. Laissons-le à cette musique, aussi dissonante ou lointaine soit-elle », lisait Cary à haute voix. Car Ron Kirby, tout comme Raymond Deagan dans Loin du paradis, font partie de la nature, la comprennent (Ron sait reconnaître dans le jardin de Cary « l’arbre de la pluie d’or, qui ne pousse que là où règne l’amour »). Une nature bucolique qui porte les signes du passage du temps avec ses changements de saisons, les couleurs automnales flamboyantes semblant exalter la naissance du désir, auxquelles succèdent la neige immaculée et les désillusions charriées par l’hiver.

 

À la morale étriquée de la petite ville provinciale (bienséance, hypocrisie, peur du « qu’en dira-t-on ») s’opposait dans le film de Sirk une vision pastorale, incarnée par Ron, « l’homme des bois » dont la devise était de rester fidèle à lui-même sans se laisser corrompre par quiconque. Cette dichotomie nature/univers urbain est moins prégnante chez Todd Haynes, même si faire pousser un arbre à deux demeure la figure symbolique d’un désir naissant. Après la séparation des amants à la gare, la caméra s’envole au dessus de la ville. À la droite du champ, un cerisier fleurit : les beaux jours reviennent. Dans Tout ce que le ciel permet, le couple se retrouve in extremis dans la vieille maison de Ron, dans les bois. Derrière la baie vitrée, un daim sur la neige les contemple (François Ozon reprendra d’ailleurs dans Huit Femmes le passage du cervidé, en position d’observation). Après la tempête vient le calme, prélude à des jours plus apaisés.

Influences et héritages

Dans un texte consacré à Tout ce que le ciel permet , Fassbinder exprimait son admiration pour le mélodrame, seul genre où il lui avait été donné de voir des femmes penser. Un genre attentif à ses désirs, même et surtout s’ils sont réprimés et punis. Prisonnières de leur univers domestique barré par les encadrements de portes, les fenêtres derrière lesquelles elles épient la vie au dehors, cernées par les reflets que leur tendent miroirs et autres télévisions ne leur renvoyant que le spectacle de la vie, Carry, Cathy et les autres constituent de très beaux portraits de femmes, qui en inspirèrent d’autres à leur tour, tout aussi magnifiques : ceux de Fassbinder, par exemple, mais aussi ceux de la série Mad Men. Même si ses créateurs ne revendiquent pas directement son héritage, cet univers fermé où l’on navigue entre agence de pub/bars de nuit/intérieurs privés semble condamné à la répétition, et porte sans nul doute la marque du raffinement des films de Douglas Sirk, et sûrement de celui de Todd Haynes.

Titre original : Far from Heaven

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Durée : 105 mn


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