Reine Mère

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Télés cathodiques et tubes de harissa.

Au détour d’un petit dîner semi-formel, chez la famille Boucetta, on verra la cadette Kenza s’amuser distraitement avec ses figurines de dinosaures, jouets qu’elle dispose comme des gladiateurs dans son assiette vide. Là est tout le dispositif du film Reine Mère : la cinéaste a servi le passé dans un plat, a mis les couverts, et nous a invité à table. Le passé, c’est d’abord le sien : son enfance dans le Paris des années 90, celui de Chirac maire et de Lagaf’ chanteur de La Zoubida. Terrain miné de nostalgie et de recul, d’amour et d’acerbe. Le passé, c’est ensuite celui de la génération d’avant : la Tunisie des années 70, dans laquelle les parents Amel et Amor (Camélia Jordana et Sofiane Zermani) se sont rencontrés, et à laquelle la première rêve encore avec tendresse, ayant troqué une vie de fille d’agriculteur nanti au pays, contre une vie d’immigrante sur liste d’attente de HLM chez les gaulois. Le passé, enfin, c’est celui de la France, celle d’avant la République, celle d’avant qu’elle n’obtienne son nom, même ; c’est le règne de Charles Martel, duc des Francs et maire du Palais, qui se voit ici exhumé en ami imaginaire de Mouna (Rim Monfort), 10 ans, en pleine crise culturelle. Tout un programme pour un seul film original et inventif, donc, pour un résultat qui, s’il essaie fréquemment d’en faire dix fois trop, parvient tout aussi souvent à se sauver en se concentrant sur des notes de grâce et en embrassant le joyeux bordel.

À la patine de film doudou qu’on pouvait redouter de la direction de la photographie par Pierre-Hubert Martin (la station-service du père, à la Tchao Pantin ; les t-shirts rouges sous les chasubles bleus : esthétique du Mario de la Super Nintendo), le long-métrage préfèrera une narration forte, affranchissante et défrisante, affirmant que les décors, les costumes et les coiffures, ça n’a pas à être plus sérieux que ce que c’est – un plaisir du déguisement, du travestissement. (Dans une scène, Mouna & Martel s’amusent à se maquiller et à s’habiller comme Amel, pour se moquer gentiment d’elle devant le miroir, comme quoi tous les sujets dans le film trouvent leurs reflets parodiques). Et à la lourdeur didactique qui menace de pointer le bout de son nez, derrière tous les récits de réconciliation avec ses parents immigrants, Reine Mère oppose une feinte – Une dénonciation non pas seulement de la violence du racisme, mais aussi de son absurdité, entre les agents immobiliers prêts à accueillir les Boucetta en les croyant italiens, ou l’enseignante qui a peur de dire le mot « arabe » devant une Tunisienne. La ligne satirique du film est à l’effigie de son égérie, de son élément le plus surnaturel, du moins fantasque.

Charles Martel, interprété par Damien Bonnard en cheveux longs et grosse barbe façon Raspoutine, est une éruption de géniale folie, un personnage dont l’apparence baroque et aberrante n’a d’égal que son flegme, qui décourage les autres analyses que celles qu’on fait des rêves. Grâce à sa présence fantomatique, mentor spirituel ni trop récalcitrant, ni trop affectueux (parfait équilibre Bonnardien de tonton qui aime fort, mais qui ne fais pas de câlin), le film peut rimer, depuis la scène où, terrifiée par son surgissement, Mouna s’enfuit et trébuche sur un sceau d’eau, jusqu’à celle, vers la fin, où Amel se cogne le pied contre une couronne.

Reprendre l’énergie, le tablier de Blier.

Reine Mère, salutairement, ce n’est ni un plaidoyer ni un prêche ni une tentative de guérison (ce qu’on pouvait peut-être imaginer de Manele Labidi dont le premier long-métrage, Un divan à Tunis, parlait de psychologie, et dont le premier court-métrage, Une Chambre à moi, était un essai). C’est un mélange savant et horizontal qui campe la vie d’une enfant dans tout son arbitraire, entre une description d’une époque, sa dénonciation, une lettre d’amour avortée à une ville, un traité anthropologique qui fait des moulinets, et surtout, plusieurs axes de comédie et d’excès. Certains spectateurs seront rebutés par sa cacophonie, l’excentricité de la mère, celle du père et celle de la fille se battant toutes pour notre attention. Pourtant, c’est bien ce chaos excitant qui nous semble rare dans le cinéma français, en particulier dans sa branche sociale, dans laquelle Reine Mère est tout de même engoncée.

Comme Jacques Vergès était fier, durant l’affaire Omar Raddad (citée ici pour dépeindre en toile de fond la question du sentiment anti-arabe dans le discours français), d’appliquer sa stratégie de « défense de rupture », nous pensons qu’ici, Manele Labidi réalise peut-être du « cinéma de rupture ». L’avocat et l’artiste refusent tous deux les termes qu’on leur a imposés pour prendre part au débat, ils recourent à autre chose. De facto, Reine Mère est une œuvre remplie de glissements : un locataire expulsé, invité à revenir visiter son ancien appartement en tant que rénovateur. Un passage en noir & blanc, duquel on pense d’abord qu’il provient de l’imaginaire de l’ami imaginaire. Une femme de ménage qui ne souhaite travailler qu’en tailleur et talons. Et enfin, une scène où Amor apprend à Amel à faire un créneau, mais où l’inexpérience de la conductrice la fait se garer n’importe comment, mettant son mari et une moitié de la voiture hors-cadre. Reine Mère, c’est un vivier de passages où les idiosyncrasies, les manies, les travers et les coups de sang des personnages les font tous entrer, sortir et re-rentrer dans le cadre du compréhensible pour les autres. C’est un film qui nous fait dire que les lubies pour les humains, ça doit bien être comme les arabes pour les racistes : il y en a partout.

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Durée : 93 mn


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