Pendant plus de deux décennies, les films de Philippe Clair (1930-2020) attirèrent plus de vingt millions de spectateurs dans les salles, sans oublier les diffusions télévisées, tout en devenant cultissimes pour certains d’entre eux, notamment Plus beau que moi tu meurs, La grande java, ou Par où t’es rentré…on t’a pas vu sortir. Ensuite, vint l’oubli, en raison de différends entre Clair avec des producteurs, et l’absence de sorties en versions numériques. Seuls quelques longs-métrages connurent une édition en VHS, support dont les prix en seconde main devinrent parfois inabordables. Les éditions Arcadès/Cinefeel comblent cette lacune et rendent hommage à l’un de nos artistes les plus représentatifs d’une certaine tendance du cinéma français du dernier tiers du siècle dernier, dans un coffret inespéré pour les cinéphiles amateurs de bis et de nanars, appréciant les vertus ou les délires des comédies d’antan, désopilantes ou surprenantes par leur contenu, voire réjouissantes par leur distribution, dans des films aux titres empreints d’une poésie frôlant le surréalisme lexical, l’exotisme linguistique inattendu, en bref des énoncés programmatiques et cocasses : Déclic et des claques (1964-65), La grande java (1971), Le grand fanfaron (1976), Comment se faire réformer et Les Réformés se portent bien (1978), Ces flics étranges venus d’ailleurs (1979), Rodriguez au pays des merguez (1980), Tais-toi quand tu parles !(1981), Plus beau que moi tu meurs (1982) et Par où t’es rentré…on t’a pas vu sortir (1984). Un univers, un cosmos.
Il fut et reste de bon ton, lors de leur diffusion en salles ou à notre époque, de considérer cette œuvre comme indigne de notre goût et de notre sympathie. Les prétendus esthètes et zélotes de la qualité cinématographique s’en donnent encore à cœur joie face à ce réalisateur, féroces contempteurs qu’ils représentent lorsqu’ils pourfendent ces comédies appelées nanars. Sachez, messieurs, que nous préférons un film maladroit mais touchant par sa drôlerie et sa générosité plutôt qu’un pensum sentencieux et mal ficelé. Au navet, nous optons davantage pour le nanar. Mais, même dans cette catégorie, certains nanars prennent la saveur d’un nectar.
Philippe Clair, en effet, en une quinzaine de films bénéficiant de budgets modestes ou très appréciables, de conceptions variables, nous propose un univers, une vision du monde, de l’humanité. Chaque protagoniste se retrouve face à un dilemme existentiel (Le grand fanfaron), social (Déclic et des claques), d’identité (Tais-toi quand tu parles !), familial (Rodriguez au pays des merguez), financier et politique (La grande java), sentimental et gastronomique (Par où t’es rentré…on t’a pas vu sortir), sociétal (Comment se faire réformer, Les Réformés se portent bien, Ces flics étranges venus d’ailleurs ). Plus beau que moi tu meurs constitue une synthèse de cette thématique de la quête, d’une tentative de se reconstruire face à un désarroi, une perte, un bouleversement.
Heureusement, chaque individu rencontrant cette faille se verra aidé, accompagné par d’autres êtres également en recherche d’eux-mêmes ou d’un autre. Au-delà du classique comique de binôme ou de groupe en passant parfois par la gémellité d’esprit ou génétique, hérité du burlesque ou de Billy Wilder, les personnages subissent les aléas de la folie du monde dirigés par l’argent, le pouvoir, le crime, ou encore par le manque d’amour, d’empathie, de compréhension de la différence. Cette folie ne va pas, certes, sans excès, dans les caractères et les situations : les clichés rejoignent l’hyperbole, à la manière d’un satiriste, digne descendant d’un Voltaire dans ses pamphlets et autres contes. Une œuvre de groupe.
Œuvre de troupe aussi. Philippe Clair, pseudonyme de Prosper Charles Bensoussan, ne l’oublions pas, fut auparavant un comédien formé dans les années 50 au Conservatoire national supérieur d’art dramatique, avant de monter sur les planches dans des pièces signées Raymond Rouleau ou Armand Salacrou. Il se forgera par la suite un personnage et un type de comique liés à ses origines judéo-arabes, facettes qu’il développera pendant sa carrière discographique, dramatique, ou cinématographique. Le réalisateur n’oubliera jamais cette formation et cette conception de la comédie : l’individuel se retrouvera ainsi dans la troupe d’acteurs, chevronnés ou non, que Philippe Clair mettra en scène.
Et quelle troupe ! Michel Galabru, Claude Melki, Micheline Dax, Michel Peyrelon, Jacques François, Francis Blanche, Raymond Pellegrin, Annie Girardot, Les Charlots, Marthe Villalonga, les 13 Cloches (sic), Richard Anconina, Philippe Castelli, Gérard Hernandez, Edwige Fenech, Philippe Clair lui-même en digne auxiliaire ou adjudant, sans oublier Aldo Maccione et Jerry Lewis ! Qui peut, aujourd’hui, se targuer d’une telle équipe ? Que dire des collaborateurs pour la musique : Raymond Lefevre, Carlo Rustichelli, Alan Silvestri, ou Armando Trovajoli. Mario Vulpiani et un jeune Claude Zidi contribuèrent à la photographie de quelques comédies de ce réalisateur, acteur, chanteur, auteur de chansons, scénariste. Des films d’équipe, comprenant des talents de tous horizons.
D’horizons, il en est question par les lieux parcourus par les personnages : du huis clos de la chambrée des appelés de Comment se faire réformer (un monde fermé pour lequel Clair développe des situations ingénieuses), à la Tunisie parcourue par les protagonistes de Tais-toi quand tu parles !, Par où t’es rentré…on t’a pas vu sortir, ou de Plus beau que moi tu meurs, de la France profonde de La grande Java, en passant par le Paris du Déclic et des claques, jusqu’à l’Inde du Grand fanfaron, les quêtes, les rencontres, les situations se démultiplient dans des espaces et des temporalités dont Philippe Clair tient compte pour en montrer des aspects tantôt bigarrés, tantôt touchants, tantôt surprenants, tel ce chef bédouin recueillant Clair et Maccione pour les réconforter par des mets copieux et les distraire par une danse généreuse de ses trois filles d’où émerge la plantureuse Zoubida.
Militaires, sportifs, anciens taulards, femmes en mal-être, policiers, détectives, coiffeurs, garçons de café, bidasses, espions, rois de la malbouffe, potes animés de promotion sociale, hommes à la recherche d’un idéal féminin et amoureux : le personnel de ces longs-métrages forme une comédie humaine intense dont Clair sait tirer parti. Des individualités marquent leur présence de scènes inoubliables : les compagnons d’emprisonnement auxquels Aldo la classe tente de prodiguer des leçons de maintien et de séduction par sa démarche particulière dans Plus beau que moi tu meurs, le yo-yo comme arme manié avec adresse par Jerry Lewis dans Par où t’es rentré…on t’a pas vu sortir, le match de rugby pyrotechnique des Charlots dans La grande Java, Triboulet (poète cosmique) égrenant Comment se faire réformer de ses aphorismes pessimistes et de ses tentatives de suicide, Georges Blaness désirant américaniser l’Afrique du Nord par une kyrielle de fast-food. Et ce, sous les regards et les émotions de Connie Nielsen, Edwige Fenech, Annie Girardot.
Comédie de caractères, de situations, de mots, la filmographie de Clair regorge aussi de sons (animaliers, digestifs, humains), de visages, de grimaces, de gestes, de déplacements mis en valeur par des plans fixes, des cadrages insolites, et même de travellings ou de quatrième mur brisé; un art de la mise en scène, un humour frontal que d’aucuns qualifièrent de pauvre, ou de ridicule. Néanmoins, l’efficacité humoristique reste majoritairement au rendez-vous, malgré ça et là (nous pensons surtout aux Réformés se portent bien) un montage particulier.
Somme toute, Philippe Clair est bel et bien un auteur, ayant laissé une trace plus qu’estimable dans le registre comique, utilisant sa personnalité, sa formation, les talents d’artistes remarquables, développant des thèmes non exempts de gravité. Le duo Melki/Galabru dans Le grand fanfaron demeure à ce titre un modèle de rire et de sensibilité. Un monde à redécouvrir, et à réhabiliter, loin de tout avis wokiste ou prétentieux.