Parle avec elle

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Plus qu’un « film d’homme », une précieuse proposition d’Almodovar de ramener les femmes à la vie (loin de toute crise de nerfs) par le biais d’une lumineuse (mais bien cruelle) tractation masculine.

Quatorzième long métrage de Pedro Almodovar, Parle avec elle (Hable con ella) est surtout le film ayant su le mieux synthétiser à ce jour, dans le corps d’un récit d’une formidable limpidité, les obsessions mortifères et romantiques de l’ancienne figure maîtresse de la Movida. Certes, se lisait déjà en des œuvres comme La fleur de mon secret (La flor de mi secreto, 1995) et Tout sur ma mère (Todo sobre mi madre, 1999) quelque chose d’une extrême lucidité quant à la profonde mélancolie masquée par toute extravagance, la dépression recouverte tant bien que mal par la franche affirmation d’une marginalité. Mais jamais ce souci de filmer la faiblesse, de saisir la dimension « mortelle » de ses figures n’a animé son art aussi clairement que dans Parle avec elle. Que dire, sinon que chaque plan de ce film, chaque enchaînement, en même temps qu’ils travaillent à l’attestation d’une inestimable maîtrise du récit, d’une vive cohérence de pensée, atteignent l’âme en une force presque douloureuse. Se laisser prendre au jeu de Parle avec elle, accepter d’adhérer sans résistance à l’issue forcément pathétique (mais si gracieuse) du destin du bon Benigno, c’est aussi risquer une rencontre (un peu traumatisante) avec l’inacceptable de l’innocence.

 

Fatal beauty

Totale, Alicia nous est exposée dans le silence ouaté de sa chambre d’hôpital. Dans le coma depuis plusieurs années, la jeune femme est depuis le premier jour prise en main (en un sens aussi médical – entretien quotidien de son corps en sommeil – que sensuel – chaque soin de l’infirmier est aussi une caresse d’amoureux) par, entre autres, Benigno, jeune homme ne jurant que par elle. Captive immédiatement l’extrême simplicité du dispositif d’Almodovar, la mise à plat, en un décor d’une blancheur toute « réelle », presque sans mot, d’un geste n’appelant nulle émotion, nulle réaction autre que sa seule visualisation. Là où se caractérisait souvent sa mise en scène par une formulation hyperbolique des affects, une hystérisation des figures en un cadre surchargé de motifs et références culturelles jamais anodines, touche cette fois la totale neutralisation du plan par la seule saisie d’une praxis ne se donnant que pour ce qu’elle est. De cette neutralisation naît par ailleurs, justement, la singulière dimension hypnotique du film, son monstrueux pouvoir d’attraction et de fascination progressive. Almodovar parvient à rendre ce corps privé de toute connexion avec son extérieur – tout en surface – vivant comme jamais, en ce sens que rarement est apparue à l’écran de manière aussi « pleine » la réalité d’un certain état ; en l’occurrence, ici, d’un entre-deux (vie/mort).

 

 

Bien que la franche beauté de Leonor Watling n’y soit pas pour rien, le personnage d’Alicia imprègne chaque plan d’une aura purement cinétique, grave l’écran par la seule puissance de son « être-là ». C’est de cette mesure dans la surexposition (beau paradoxe), cette réserve dans la « sur-visibilité » que dépendra par la suite tout l’équilibre de Parle avec elle. La question du «gros-plan» n’a certes jamais été étrangère au cinéma d’Almodovar. Une grande part de son efficacité trouvait au contraire appui, dans les films de sa vague « subversive », sur une inspiration « Pop Art », jouant sur l’irruption d’images souvent indépendantes de tout fil narratif, n’existant que pour la forme, la jouissance de leur plénitude criarde. Agaçant et stimulant, l’aspect superficiel de cette esthétique du « too much » a dans tous les cas eu pour principal mérite de conférer à des récits souvent très tordus une énergie, une vigueur de trait publicitaire extrêmement révélatrice d’une « période », d’un état d’esprit où politique et artistique avançaient main dans la main (en gros, il montrait tout haut ce que l’Espagne regardait tout bas : les gays, les transsexuels, les « border-line »…).

Sans doute moins animé par quelque urgence iconoclaste, Parle avec elle marque en revanche pour Almodovar comme une rencontre assez inespérée avec les possibles de la nudité des formes. Traversent l’écran, ici aussi, quelques personnages de marginaux (ne serait-ce que Benigno, le « héros » du film, garçon asocial dévoré par une ombre maternelle prédatrice), mais jamais cette fois cette marginalité ne se suffit à elle même. Le drame d’une inadaptation à la norme sera lisible ici dans le suivi délicat du parcours d’un homme dont l’aptitude à faire la part des choses entre voir et toucher, le rapport distancié à une image adorée, cèdera fatalement sa place à une confusion des sens. L’acte de Benigno aura une dimension d’autant plus criminelle et condamnable qu’elle apparaîtra pour la norme comme le reflet d’un manque de vigilance, l’ayant conduit à accorder à un « désaxé » l’accès officiel à sa proie. Infirmier estimable, certes un peu timide et aux mœurs peu définissables (jamais de petite copine… serait-il gay ?), Benigno, par le fait même de partager sa passion pour Alicia, tout en générosité « bonhomme », avec Marco et le spectateur, est ainsi surtout coupable d’être un metteur en scène qui s’ignore. Si tous nous parvenons aussi vite à partager son regard sur cette fille, si Marco accepte aussi facilement la perte de son amour Lydia (torera pulvérisée avant l’annonce de son intention de rompre), c’est fort probablement en raison de l’entière adhésion du cinéaste au point de vue de son personnage. La sérénité qui imprègne tous les ports de l’image, qui confère au film sa fragile limpidité, est celle d’une vision du monde semblant essentiellement trouver origine dans le regard de ce beau naïf de Benigno. Le réveil, la violence sans nom de la révélation du viol, n’en sera que plus dur : terrible retour du trivial, fin du vertige des projections, couperet déceptif de la pulsion sexuelle interrogeant tout spectateur quant aux limites de l’identification.

 

« Parle avec elle »

Prendre le titre pour ce qu’il est, comme à peu près toute chose dans ce film à la beauté si (trop ?) évidente. « Parle avec elle » est le conseil donné par Benigno à Marco, le journaliste dont les larmes, durant le spectacle de Pina Bausch qui ouvre la fiction, donnaient d’emblée accès aux plus troublantes fluctuations d’affects masculins. « Elle », c’est bien sûr Lydia, la compagne elle aussi comateuse de Marco, soignée dans le même établissement qu’Alicia… Mais peut-être (sans doute), « Elle » serait aussi (surtout) Alicia, dont le poids (presque mort) pèsera sur le mouvement entier du film. Il est assez passionnant, en effet, de relever les mille et un indices d’un appel plus ou moins conscient à relais de la part de Benigno, de la transmission plus ou moins volontaire de son regard, aboutissant à l’inévitable naissance d’un amour par procuration. Une grande part de la magie de Parle avec elle repose profondément sur cette générosité guidant la transmission décomplexée d’une vision, par le biais d’une parole d’homme infiniment douce. Le cinéaste de la « crise de nerf » féminine devient par cela celui d’un « art d’aimer » les femmes prenant appui sur la satisfaction d’une bienveillance englobant chaque mot.

C’est par cette volonté de retenir l’envol des images par la juste articulation d’une parole que le cinéma d’Almodovar surprend autant cette fois. Le film, à l’instar de ses personnages, vacille ainsi sans cesse entre deux états aussi distincts que voisins : les élans vertigineux guidant toute histoire de passion folle ; la tempérance constante de ces élans, par le biais d’une vigilance relative au souci de ne pas perdre le fil de l’énonciation de cette passion. S’ajoutent à cela quelques friandises (ivresse du chant de Caetano Veloso, le temps d’un suave « Cucurrucucu Paloma »), et tours de passe-passe (la réjouissante incrustation en plein cœur du film d’un court-métrage muet en noir et blanc, L’amant qui rétrécissait, dont la légèreté n’a d’égale que sa dissimulation d’un drame parallèle dont nul ne saura revenir). Pesanteur de la mort en ce jardin amoureux et souplesse de digressions et divagations de l’esprit font ainsi de Parle avec elle davantage que la chronique d’une tragédie annoncée : c’est de la gravité même que naîtra l’urgence d’une quête de futilité, d’une garantie d’épanouissement de personnages probablement plus forts que leur propre drame.

 

 

Nul n’ignore que Parle avec elle se conclut sur un inversement radical de perspective. Mort par suicide de Benigno, après avoir été condamné pour le viol d’Alicia (guidé par l’effrayante – mais assez émouvante – lubie de redonner vie à la Belle endormie par l’assouvissement de son désir). Retour à la vie d’Alicia pour des raisons que la décence interdirait d’entériner (un mal pour un bien…). Rencontre fortuite de Marco et Alicia en une sublime séquence finale, où se lit en un délicat jeu d’organisation de regards entre les plans (sinon au sein même du plan), la possibilité d’une nouvelle histoire. Le tout sur fond d’un nouveau spectacle de Pina Bausch. Boucler le film par ce retour (bien sûr symbolique) au point de départ pourrait n’être que signe d’une vanité d’auteur, si ne se faisait jour ce détail notable : désormais, ce n’est plus une femme que pleure Marco, mais l’homme dont l’histoire d’amour impossible, c’est une certitude, trouvera enfin, par son intermédiaire, moyen de se réaliser en toute quiétude.

Titre original : Hable con ella

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Durée : 112 mn


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