Où est la main de l´homme sans tête ?

Article écrit par

Cécile de France, prise dans l´étau d´un cauchemar éveillé, révèle le côté obscur de sa force. Et le cinéma belge, avec ce thriller mental inquiétant, confirme sa fougue cinéphile.

Eva perdue dans Bruxelles, presque (pas tout à fait) comme Sue dans Manhattan. Eva, championne de plongeon qui tout à coup perd pied. Eva, fille à papa et à problèmes. Eva pas libre dans sa tête et, semble-t-il, persécutée… Eva, autant le dire d’emblée puisqu’elle est quasiment de tous les plans, c’est une Cécile de France dévorée par l’angoisse, qui révèle ici, comme jamais, le côté obscur de sa force. Prise dans l’étau de ce qui ressemble à un cauchemar éveillé – le titre absurde du film n’étant qu’une des pièces du puzzle – Eva, de fait, est un beau personnage freudien comme le cinéma européen en propose assez rarement aujourd’hui.

On comprend qu’à travers cette figure de femme en mal d’émancipation œdipienne, l’épatante comédienne namuroise se soit offert le plaisir de frôler l’univers à clés de David Lynch. Ses associations d’images et d’idées. Son petit théâtre de la cruauté, à cheval entre rêve et réalité. Pour autant, ce qui frappe dans le long métrage étrange, très étrange des frères Malandrin, c’est sa facture rugueuse, inconfortable, sa lumière triste, sa ville et ses monuments surdimensionnés, sa campagne boueuse et désertée. En somme, toutes ses références qui, ordonnées autour d’un personnage féminin débordé peu à peu par son inconscient, font davantage penser, in fine, au Polanski du Locataire qu’au Lynch soyeux d’Inland Empire.

Peur

La tutelle n’en reste pas moins prestigieuse. Avantageuse. Quand bien même les deux auteurs-réalisateurs belges ne parviennent pas à atteindre cette terreur surréelle, obsédante, pathologique, qui sourd et fait durablement frissonner dans les premiers films du cinéaste polonais. Ici, avec Eva, c’est moins la paranoïa, le refoulé, l’obscur qui servent de moteur à ce thriller mental (quelqu’un disparaît, il y a un méchant, une poursuite, etc.) que sa bascule douloureuse (et tardive !) dans l’âge adulte. Certes, comme chez Polanski, il n’y a pas ou peu d’effet hémoglobine, tandis qu’une tache bizarre, un homme amputé, une boîte périmée de nourriture pour chat deviennent, en revanche, de formidables médiums de peur. Mais plutôt que d’atteindre les rivages de la folie (confer, Répulsion ou Rosemary’s baby), via une sexualité inquiétante par exemple, Guillaume et Stéphane Malandrin préfèrent s’en tenir au stress pur. Incompréhensible et nauséeux, jusqu’au retournement final.

C’est moins fort, forcément. D’autant que la résolution de l’énigme – émouvante – remet un peu trop à plat, d’un coup d’un seul, les situations, les personnages, les éléments. Tout s’éclaire, en quelque sorte. Sans que jamais la tension n’ait été franchement paroxystique. Reste, malgré tout, un réel sens du cadre et du décor (la basilique de Koekelberg est une vraie trouvaille), ce qui n’est pas toujours le cas des « petits » films de contrebande… Par ailleurs, cette tentative de mêler aux codes du thriller les « anti codes » du surréalisme est non seulement captivante, mais elle sonne juste en terre belge. Là même où la diversité des cultures et des langages tient lieu d’identité complexe mais assumée. De fait, le choix éclectique des comédiens (d’horizons très divers) ajoute encore à la probité de l’ensemble. Outre Cécile de France, l’inquiétant Ulrich Tukur dans le rôle du père et l’attachant Bouli Lanners dans celui, plus furtif mais capital, du frère confirment l’exigence, même modeste, de ce long métrage résolument différent.

A lire également sur Il était une fois le cinéma : la critique d’Où est la main de l’homme sans tête ? de Pauline Labadie

Titre original : Où est la main de l'homme sans tête ?

Réalisateur :

Acteurs : , , , ,

Année :

Genre :

Durée : 104 mn


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi

Darling Chérie de John Schlesinger : le Londres branché des années 60

Darling Chérie de John Schlesinger : le Londres branché des années 60

Autopsie grinçante de la « dolce vita » d’une top-modèle asséchée par ses relations avec des hommes influents, Darling chérie est une oeuvre générationnelle qui interroge sur les choix d’émancipation laissés à une gente féminine dans la dépendance d’une société sexiste. Au coeur du Londres branché des années 60, son ascension fulgurante, facilitée par un carriérisme décomplexé, va précipiter sa désespérance morale. Par la stylisation d’un microcosme superficiel, John Schlesinger brosse la satire sociale d’une époque effervescente en prélude au Blow-up d’Antonioni qui sortira l’année suivante en 1966.

La soif du mal : reconstruction d’un « pulp thriller » à la noirceur terminale

La soif du mal : reconstruction d’un « pulp thriller » à la noirceur terminale

En 1958, alors dans la phase de postproduction de son film et sous la pression des studios Universal qualifiant l’oeuvre de « provocatrice », Orson Welles, assiste, impuissant, à la refonte de sa mise en scène de La soif du mal. La puissance suggestive de ce qui constituera son « chant du cygne hollywoodien » a scellé définitivement son sort dans un bannissement virtuel. A sa sortie, les critiques n’ont pas su voir à quel point le cinéaste était visionnaire et en avance sur son temps. Ils jugent la mise en scène inaboutie et peu substantielle. En 1998, soit 40 ans plus tard et 13 ans après la disparition de son metteur en scène mythique, sur ses directives, une version longue sort qui restitue à la noirceur terminale de ce « pulp thriller » toute la démesure shakespearienne voulue par l’auteur. Réévaluation…