Orange mécanique

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Si son irrévérence a effectivement un peu perdu de son impact, « Orange mécanique » reste bien, plus de quarante ans après, l’une des œuvres les plus vivantes et décomplexées du génie monomaniaque.

Il n’est pas rare de voir aujourd’hui, à l’évocation d’Orange mécanique, ses audaces quelque peu relativisées en comparaison à des films plus récents sur la violence comme Tueurs nés d’Oliver Stone (1994) ou Fight club de David Fincher (1999). En effet, l’œuvre la plus sulfureuse de Stanley Kubrick, tout en préservant quarante ans après une peu contestable puissance esthétique et critique (savoureuse fable anticonformiste, assez fidèle, dans la trame et l’esprit, au roman d’origine d’Anthony Burgess, paru en 1962), s’avère finalement, en regard des films précités, presque « soft », la violence s’y présentant avant tout sous forme de couches chromatiques superposées, de jeux de contraste : en pur prétexte figuratif. Film d’anticipation, Orange mécanique résiste aux ravages du temps en raison surtout de sa dimension allégorique, se présentant tout du long comme un objet de composition, très conscient du caractère fabriqué de ses effets. Conscience en faisant peut-être, de tous les films de Kubrick, celui dont le formalisme serait le moins attaquable, car directement rattaché aux motivations iconoclastes du roman.

 

 

Orange mécanique ou l’autre du pensum, donc. Récréation assumée d’un cinéaste réputé monomaniaque depuis la préparation puis le tournage étirés de 2001, l’Odyssée de l’espace (1968), son précédent film, ambitionnant rien moins que de sortir du cadre de l’humanité. A la neutralisation constitutive, l’esquive du trivial de 2001 succède ainsi un hédonisme, une joie très manifeste dans le dessin des plans. L’outrance du jeu des acteurs, l’expressionnisme assumé de l’ensemble confirmant, après la jouissive exubérance que fut Dr Folamour (1964), que Kubrick était encore parmi nous, ne pouvait être à ce jour tout à fait confondu avec HAL, ordinateur star réussissant naguère l’exploit de surpasser les acteurs en termes de présence. Toujours maître des lieux, faisant s’agiter ses personnages dans des plans ultra travaillés, sur-éclairés, pensés pour être vus, le cinéaste a l’intelligence de faire avec son mythe naissant, s’amusant manifestement de sa propre folie des grandeurs.

 

Il est ainsi très difficile, aujourd’hui, de regarder Orange mécanique en occultant cet aspect foncièrement autocritique, de l’observer du même œil que des œuvres à la tonalité plus homogène, plus intimidantes telles que 2001, Barry Lyndon (1975), Shining (1980) ou Eyes wide shut (1999). Là est sa grâce (peu de satires préservent une telle conscience de leurs procédés dramaturgiques, les deux parties du films se contredisant moins qu’elles ne se répondent) et peut-être sa limite (si tout ceci n’est au fond pas sérieux, pourquoi y mettre à ce point les formes ?).


Courtesy of violence

Plus grand succès de Kubrick en France (plus de 7 millions d’entrées, encore très bien placé dans le top 100 historique de notre box-office), Orange mécanique aura été, malgré la fin d’exploitation à laquelle il fut soumis suite au nombre de menaces dont le cinéaste fit l’objet, un véritable triomphe sur le territoire même de sa production (62 semaines dans les salles anglaises). Accusé, comme le sera plus tard Oliver Stone pour Tueurs nés, d’être directement inspirateur d’une série d’actes de délinquance perpétrés dans le pays, Stanley Kubrick fut effectivement, après la controverse et la censure auxquelles Les Sentiers de la gloire a été confronté en France, une deuxième fois victime de son sujet.

Plus qu’un film, Orange mécanique devint très vite pour nombre de jeunes londoniens un symbole, l’appel à une subversion bienvenue des codes de bienséance dictés par le Royaume, la bande des droogs, menée par l’arrogant bouffon Alex DeLarge (génial Malcom Mc Dowell, dont le fameux rictus laisse à lui seul deviner l’extrême conscience de la portée de son rôle) apparaissant, sinon comme un modèle de conduite, au moins comme une entité aux codes aisément assimilables. Ce n’est d’ailleurs pas en toute innocence que Blur, le groupe pop le plus influent du pays au mitan des années 90, reprendra les motifs de la scène d’exposition des droogs, pour le clip de The Universal (1995), réalisé par le méconnu Jonathan Glazer (auteur du film Birth, avec Nicole Kidman, en 2004).


Si les exactions d’Alex et ses acolytes, bien que vite dérangeantes, sinon franchement choquantes (jeux de pouvoir brutaux, redéfinissant ce qui semblait s’apparenter au départ à une simple « bande » comme une véritable structure, obéissant à une hiérarchie incontournable ; viol d’une femme et massacre de son mari sur fond de chanson légère – « Singing in the rain » de Gene Kelly – ; exécution trash d’une femme mûre à l’aide d’une sculpture de pénis géant, au départ objet de pure décoration, laissant deviner qu’en ce monde, la déviance est au fond disséminée, ne saurait se mesurer aux seuls actes d’une jeunesse sans loi), n’aboutissent pas – ou plus – au réflexe de notre condamnation, c’est que sans doute quelque chose dans leur déploiement résiste à la laideur. Tout dans cette première partie du film, bien qu’excessif, effrayant, signe d’un déséquilibre peut-être égal des personnages et de l’auteur lui-même, s’expose comme effet d’art, too much pour être vrai.


Ainsi du « meurtre au phallus », découpé tel une planche de BD, la victime apparaissant d’emblée comme une caricature d’anglaise frustrée, mettant bien à mal le principe d’empathie. De la femme violée (dont on apprend au final de la bouche de son époux, l’œil vengeur – méconnu Patrick Magee –, qu’elle n’aura pas survécu), dont la combinaison rouge, si près du corps, légitimerait, si nous avions l’esprit tordu, l’excitation de ces adolescents encore imbibés de leurs seuls fantasmes. La violence ne se déparerait ainsi jamais d’une imagerie érotique et / ou surréaliste, conférant à chaque séquence une dimension cathartique aussi problématique que distrayante.

L’illustre traitement Ludovico, confrontant Alex, emprisonné depuis quelques années, à une compilation d’images de violence sur fond de Symphonie n° 9 de Beethoven (soit son air préféré, lui ayant servi jusqu’ici d’élévateur, de contrepoint à sa furie quotidienne) est donc avant tout l’alibi « théorique » du film, le fragment du scénario où tout s’assume explicitement comme spectacle. Les yeux grands ouverts, le jeune homme, au préalable acteur d’une existence se résumant à la jouissance de faire du mal, au droit de regard quant à la liberté de ses concitoyens, a enfin l’opportunité de donner une forme, une image – même falsifiée, même tendancieuse – à ce qu’il n’avait finalement que « vécu ». Mise en abyme grotesque, cette séquence donne avant tout à mesurer la profonde naïveté d’une tentative de dressage de la bête urbaine, la présentation publique des effets « bénéfiques » de Ludovico se révélant aussi bouffonne que les crimes bien réels d’Alex.


Double impact

L’épisode « prison » a certes valeur de transition, dans la trame globale du récit, mais certainement pas de rupture d’avec ce qui précéda. Si l’on devait alors rapprocher absolument Orange mécanique d’une œuvre récente faisant spectacle de la violence, ce ne serait plus tellement à un film ayant fait  à son tour de celle-ci son sujet et sa matière que l’on penserait (le Stone, le Fincher, d’autres n’ayant pas durablement marqué les esprits, tels American history X de Tony Kaye – 1999 –, brûlot tapageur certes non dénué de qualités, fiction de rédemption un peu surestimée ayant vaguement fait son effet le temps de son exploitation), mais au décisif Boulevard de la mort (Death proof, 2007) de Quentin Tarantino.

Dans chaque film, à une cruauté initiale répond tardivement une autre, du côté cette fois des opprimés. La revanche des ex-sous fifres d’Alex, du vagabond, mais surtout de Mr Alexander, l’écrivain tabassé, est bien voisine de celle des cascadeuses sauvageonnes menées par Zoé Bell : à des allures certes très distinctes (étirement des scènes chez Kubrick, donnant le temps de mesurer plus que nécessaire à la fois le plaisir de faire du mal et la peur puis la douleur de celui subissant ce mal ; embrayage, accélération, collision volontaire ou course poursuite kamikaze chez Tarantino), c’est bien la question d’une dé-culpabilisation, d’une autonomie de la violence qui s’impose.

Orange mécanique et Boulevard de la mort sont des films se riant franchement de la notion binaire de « coupable » et de « victime », se donnant avant tout comme ce qu’ils sont : de purs divertissements, des objets pop s’exhibant et se laissant consommer sans remord. Des plaisirs coupables ? C’est une idée. Tous deux, si l’origine de leur projet diverge (adaptation d’un roman à haute portée subversive d’un côté ; ré-actualisation de l’esprit Grindhouse de l’autre, à son tour réactualisée cette semaine par la sortie chez TF1 vidéo, en DVD et Blu-ray, d’un film regroupant sous cet intitulé les versions courtes des œuvres de Tarantino et Rodriguez), s’appuient d’autant plus dans leur première partie sur la sur-puissance – au moins rêvée – de leur héros meurtrier, faisant presque corps avec leur cérémonial de bourreau, accentuant le caractère sexué de leurs proies, qu’ils s’amuseront à lui couper le kiki dans une deuxième partie redistribuant les cartes avec ô combien de délice.


Certes, la sophistication du traitement Ludovico, le fait que l’affaiblissement d’Alex soit la résultante supposée d’un dispositif de redressement, ancre la fiction dans un cadre « réaliste » lié à la dimension politique du roman de Burgess, une situation de l’action dans une société donnée (le genre de l’anticipation restant comme on sait, de 1984 à Brazil, d’Orange mécanique à Starship Troopers, avant tout le lieu d’un travestissement des signes du temps, d’une distanciation quant au présent n’en pensant au fond pas moins), là où Stuntman Mike n’est finalement présenté comme le symptôme de rien d’autre qu’un sadisme n’appelant plus vraiment à diagnostic. Mais dans les deux cas, interpelle, à l’heure de leur fin de parcours, du retournement de puissance, une adhésion à peu près égale du cinéaste au sadisme des anciennes victimes. Alex et Stuntman Mike, de grands méchants loups, muent en un même film en petites souris fuyantes, enfants apeurés, femmelettes suppliantes.

Faiblesse à laquelle aucun des deux cinéastes ne semble disposé à accorder de remède immédiat, cette migration du pouvoir étant à dire vrai le moteur même de leur mise en scène. Car si la comparaison Kubrick / Tarantino s’arrête là, leur méticulosité respective ne s’appuyant d’évidence pas sur une même vision du cinéma – faire du film un édifice, un monument, une installation pour le premier, avant tout créateur de grandes formes ; toucher du doigt l’instant de grâce cinéphile, le moment de la communion pleine entre l’écran et la salle, la scène et le spectateur, le film et les conditions de sa projection pour le second, avant tout enfant du cinéma –, force est de reconnaître qu’au moins un point commun critique alimente depuis toujours la réévaluation de leur génie : un surplomb, une dévitalisation de leurs personnages, faisant le plus souvent de ceux-ci des marionnettes, les objets de mécaniques très retorses, leur visage humain tenant surtout lieu de garantie d’identification¹.

 

Au plaisir !

Orange mécanique n’est ainsi pas le film le moins cohérent parmi les treize de Stanley Kubrick (douze si l’on fait abstraction de Fear and desire – 1953 –, premier long métrage renié jusqu’à sa mort, à ce jour encore quasi invisible), si tant est que l’on puisse considérer les intrigues un peu boiteuses de ses séries B inaugurales – Le Baiser du tueur (1955) et L’Ultime Razzia (1956) –, la laideur générale de Full Metal Jacket comme signes réels d’incohérence. Vu, sans doute à juste titre, comme moins novateur, moins « révolutionnaire » en matière de mise en scène que 2001, l’odyssée de l’espace, ce septième long métrage sut malgré tout édifier son propre culte – pas tout à fait à son corps défendant, admettons-le. Face à une question comme « quels scène, plan ou motif vous viennent immédiatement à l’esprit, à l’évocation du cinéma de Stanley Kubrick ? », parions que ce film serait largement susceptible d’être le plus cité pour au moins une raison : avec 2001 et Dr. Folamour, Orange mécanique est peut-être bien, dans l’œuvre de Kubrick, le film où se lirait le plus son plaisir à faire du cinéma, donner corps et matière à ses images mentales (Gilles Deleuze parlant à son sujet de « films cerveaux »), ses figures de pure géométrie.

 

Un peu too much, bigger than life, ce cinéma, symptomatique d’un certain fantasme moderne de post humanité (HAL encore, mais au vrai déjà le James Mason tout de froideur de Lolita – 1960 –, préfigurant dans son délire terminal celui plus programmatique du Jack Nicholson de Shining – Monte Hellman, pourtant ami de ce dernier, a d’ailleurs un regard assez sévère mais fort pertinent sur cette performance, voire sa méthode de jeu tout entière²), n’a en fait jamais autant impressionné que lorsqu’il sembla se rendre lui-même à l’évidence de sa manière. Orange mécanique ne serait au fond nulle autre chose que le remake « à visage humain » de 2001, l’autorité britannique se révélant une machine tout aussi froide que l’ordinateur, l’union criminelle des droogs, leurs tenues uniformisées, leur langage codé étant les supports d’un organisme simplement plus clandestin, moins officiel que celui du corps scientifique ; l’encadrement des rues londoniennes, les intérieurs cosy répondant directement à ceux tout aussi « confort moderne » de la base des spationautes.

 

Quant à la musique classique, si elle circule un peu partout dans l’œuvre, peut au moins être autorisé de voir dans l’Ouverture à Guillaume Tell de Rossini donnant la mesure à la séquence de triolisme en accéléré d’Orange mécanique, une possible inversion de la lente chorégraphie des gestes en apesanteur de 2001, sur fond du Beau Danube bleu de Johann Strauss II. Science fiction et anticipation seraient ainsi, pour celui dont le mythe, la réputation s’est bâtie aussi autour d’un soupçon de misanthropie encore à discuter, comme les vecteurs d’un notable épanouissement esthétique, une liberté d’expression (au sens précisément visuel du terme) où gigantisme serait l’autre nom de malice.

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[1] Le projet AI, repris en 2001 par Spielberg, tout en étant en ce sens typiquement « kubrickien », aurait alors été presque trop conforme à sa réputation de cinéaste privilégiant le mécanique face au vivant, abordant de front des questions qu’il sut subtilement esquisser dans une fiction à hauteur plus exclusivement « humaine » comme Eyes wide shut (1999).

[2] « [Le jeu de Jack Nicholson dans Shining] était une mauvaise interprétation, accomplie avec savoir-faire. Peut-être est-ce seulement la direction d’acteurs qui ne va pas. Jack commence si haut qu’il ne peut plus aller nulle part. Il ne peut pas construire. […] Dans Shining, Jack annule d’emblée la puissance qu’il pourrait avoir dans son interprétation de Jack Torrance. Tout ce qu’il fait est bien. Mais l’ensemble de son interprétation est mal structurée », Monte Hellman in Sympathy for the devil d’Emmanuel Burdeau, Editions Capricci, 2011, pp. 60-61

Titre original : A Clockwork Orange

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Durée : 137 mn


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