Oh Boy, premier film et seule réalisation marquante de Jan-Ole Gerster (en dehors de Lara Jenkins, en 2019) a trusté à sa sortie en 2012 les récompenses en Allemagne : pas moins de six Lolas (Meilleur film, Meilleur réalisateur, Meilleur scénario, Meilleur acteur pour Tom Schilling, Meilleure musique de film, Meilleur second rôle masculin) ! Chargé de multiples références cinématographiques (avec des allusions à la Nouvelle Vague française : Godard ou Truffaut, et au Martin Scorcèse de Taxi Driver), c’est un film dépourvu de prétention, mais plein de charme.
La narration, fragmentaire avec un découpage en huit tableaux, s’attache à décrire l’errance d’un jeune homme peinant à sortir de l’adolescence, dans un Berlin qui, pour une fois, n’est pas de carte postale : le réalisateur au contraire a cherché à « déconnecter le film du présent », grâce à l’usage réussi du noir et blanc et à une musique jazzy légèrement ironique qui contrebalance le caractère mélancolique du film (lire à ce propos l’entretien avec le réalisateur dans le dossier de presse : https://diaphana.fr/wp-content/uploads/2013/03/dp_ohboy.pdf). Le jeune homme en question, Niko Fischer (Tom Schilling), a tout d’un anti-héros et d’un glandeur : il a abandonné ses études de droit depuis deux ans (et son père, qui vient de l’apprendre, lui annonce au début du film qu’il va désormais lui couper les vivres : il devra quitter un appartement où il n’a toujours pas défait ses cartons) ; pour conduite en état d’ébriété il s’est fait retirer son permis et ne va pas pouvoir le récupérer auprès d’un psychologue rigide qui le juge « émotionnellement instable » (!) ; il quitte sa copine sans trop savoir pourquoi ; il se fait avaler sa carte bancaire. Surtout, il se laisse entraîner au fil de rencontre parfois ubuesques à toutes sortes d’aventures : d’abord il y a ce voisin d’immeuble envahissant, solitaire et désespéré qui, depuis le cancer de sa femme, se terre dans sa cave ; puis c’est un ami ex-comédien, Matze, devenu chauffeur de taxi (référence à Scorcèse), qui l’emmène dans un appartement où il rencontre une grand-mère qui héberge son petit-fils dealer et dans le fauteuil mécanique de laquelle il s’endort ; ensuite le même Matze lui fait rencontrer sur un tournage un comédien de ses relations qui interprète un officier nazi qui aurait sauvé une jeune femme juive dont il aurait eu un fils (!) ; plus tard dans le métro pour éviter des contrôleurs il doit s’enfuir en courant ; il retrouve alors une ancienne camarade de classe devenue actrice sur une minable scène de théâtre underground (Julika : Friederike Kempter) : mais celle-ci n’a jamais guéri d’une enfance où tout le monde à l’école se moquait de son obésité, et elle demande à Niko de coucher avec elle en lui criant « Je baise la grosse ! », ce qu’il refuse évidemment ; enfin, la nuit venue, il échoue dans un bar où un vieillard lui raconte comment en novembre 1938 il avait vécu la « Nuit de cristal », terrible pogrom anti-juif qui, pour l’enfant qu’il était alors, n’avait rien représenté sinon que l’évènement l’avait empêché de rouler avec un vélo qu’il avait eu beaucoup de mal à acheter (il avait, de plus, comme son père le lui avait demandé, jeté lui aussi une pierre dans une vitrine). À la sortie du bar le vieil homme s’effondre : Niko l’accompagne dans l’ambulance aux urgences, dort à l’hôpital et au matin on lui annonce que le vieil homme (dont on saura seulement qu’il s’appelait Friedrich) est mort.
Il existe plusieurs fils rouges à toutes ces aventures (qui sont en fait autant d’étapes vers une maturation de la personnalité de Niko : à cet égard le dernier épisode, de loin le plus dramatique, est sans doute le plus important). Le principal de ces fils rouges, c’est le désir – qu’il n’arrive jamais à satisfaire pour des raisons diverses – de Niko de boire un bon café pas cher (mais ce n’est là qu’une sorte de MacGuffin, c’est-à-dire un prétexte au développement du scénario qui n’a en lui-même aucune importance, mécanisme théorisé par Hitchcock). Un autre fil rouge, c’est évidemment la ville de Berlin, que parcourt Niko et qui est magnifiquement filmée dans un superbe noir et blanc : Oh Boy est aussi un commentaire sur la « grande ville » (die Großstadt), un lointain avatar de ce Berlin des années 1920 filmé en 1929 par Robert Siodmak et Edgar Georg Ulmer dans Menschen am Sonntag (superbe film muet en noir et blanc sur un scénario notamment de Billy Wilder) : nouvelle illustration du côté « film pour cinéphiles » de la réalisation de Jan-Ole Gerster. Enfin l’Histoire, à laquelle se confronte Niko à chaque instant, est un fil rouge supplémentaire, même si « le passé n’est pas au centre de la représentation dans Oh boy, qui se définit au contraire par de nombreux éléments comme un film sur le Berlin contemporain » (voir l’étude d’Hélène Yèche, « D’une histoire à l’autre dans le film Oh boy », in Allemagne d’aujourd’hui, 2015/3, p. 96-106). Ce passé, c’est celui du nazisme auquel le jeune homme est confronté à travers la rencontre de Julika et Niko avec un groupe de jeunes néonazis éméchés, ou à travers l’évocation du tournage d’un film sur l’antisémitisme hitlérien (un des nombreux exemples de mise en abyme cinématographique dans Oh Boy), et surtout par le rappel final du pogrom de 1938. Jan-Ole Gerster a souligné dans l’interview évoquée plus haut le prix qu’il attachait à cette séquence :
« Un homme raconte la Nuit de Cristal à Niko… C’est une anecdote qui m’est arrivée. Pour la première fois de ma vie, je rencontrais quelqu’un qui avait vécu les évènements. C’était comme si ce passé si loin de moi venait me rattraper. Mais, contrairement à ces films sur les nazis, je n’explique pas et je ne porte pas de jugement, j’évoque quelque chose d’authentique. Les deux hommes, s’ils n’ont pas le même âge, partagent la même solitude, Niko est forcé de réfléchir à sa propre situation. Je me suis réellement battu pour garder cette scène, car les gens autour de moi pensaient qu’elle allait plomber l’aspect comique du film. Mais Oh Boy est justement une tragi-comédie ».
Reste à justifier le titre étrange choisi par le réalisateur : Oh Boy (qu’on pourrait traduire par « Oh Mec »). Voici ce qu’il en dit dans le dossier de presse précité: « Pendant que j’écrivais le scénario j’ai constamment écouté les Beatles. J’aime leur capacité à transcender le quotidien en de petits moments de poésie et cela m’a beaucoup inspiré. Des chansons comme « Eleonor Rigby », « Penny Lane », ou encore « A day in a life » qui commence avec ces mots : I read the news today Oh Boy… ». La fameuse chanson qui termine l’album Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band (1967) – sur un accord tonitruant au piano – n’entre-telle pas en effet en résonnance avec le film qui, comme « A day in a life », traite lui aussi de 24 heures de la vie d’un jeune homme un peu paumé ?
Je me suis réveillé, suis tombé du lit,
Me suis donné un coup de peigne,
J’ai descendu les escaliers et bu un thé
Et en levant les yeux, je me suis
Aperçu que j’étais en retard.
J’ai trouvé mon manteau et attrapé mon chapeau
J’ai réussi à prendre le bus au deuxième étage,
Me suis frayé un chemin en haut
Et j’ai fumé une clope
Et quelqu’un a parlé et je suis tombé dans un rêve.