Muriel ou le temps d’un retour (Alain Resnais, 1963)

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« Muriel ou le temps d´un retour », << chef-d´oeuvre terrible >> d´Alain Resnais.

Deux ans après avoir signé le manifeste des 121 en faveur de l’insoumission des jeunes appelés en Algérie, Alain Resnais s’attelle à l’écriture de Muriel ou le temps d’un retour avec le poète et écrivain Jean Cayrol, qui collaborait, huit ans auparavant, au fameux Nuit et Brouillard (1955), une des œuvres majeures du réalisateur. Si la guerre est un des sujets de prédilection du cinéaste, elle n’est pas le principal sujet du film. Pourtant, le spectre des « évènements » (pour ne pas dire ou écrire, à l’époque, le mot « guerre ») influe sur la construction filmique et scénaristique de l’œuvre. D’après Alain Resnais, « le cinéma ne devrait être qu’un montage d’émotions » (1). Dans les paroles du cinéaste, on peut distinguer les trois mots directeurs de son œuvre entière, mais aussi de son film Muriel : l’émotion, qui, de par sa racine, s’apparente déjà au mouvement, le cinéma qui est mouvement, et le montage, qui brise et qui renforce ce mouvement. Resnais, monteur de formation et passionné de bandes dessinées, choisit pour Muriel un récit déstructuré, et de superposer thèmes, image, son, formant un superbe « film à facettes » (2).

« Muriel marque l’avènement du dodécaphonisme cinématographique » (3), Henri Langlois

Ce terme musical employé par le fondateur de la Cinémathèque française évoque bien la multiplication des points de vue et des thèmes abordés par Cayrol et Resnais. Les personnages sont marqués par des traumatismes divers, à la fois contradictoires et complémentaires. Hélène Aughain, admirablement incarnée par Delphine Seyrig, femme brisée par ses expériences personnelles, essaie de revivre ses amours passés alors que Bernard, le bourreau devenu victime de sa propre barbarie, ne parvient pas à sortir de ses souvenirs. Pour Alain Resnais, « c’est le passage de la survivance à la vie », qui est, pense-t-il, « tout le programme, aussi, du film » (4).
 
« Aussi », car les réminiscences qui jalonnent le film sont exacerbées par des choix de mise en scène remarquables. Resnais justifie son choix de la couleur tout d’abord comme une évidence, puis pour éviter ce qui aurait pu être le cliché de la représentation des vies austères des personnages par le classique noir et blanc. À la recherche d’« authenticité », le cinéaste s’attache à peindre le quotidien, à le montrer tel qu’il le perçoit ; la beauté ou la laideur de ces couleurs chargées et criardes, n’est pas le propos : elles sont comme ça et forment la subtilité picturale de l’œuvre. Ces couleurs renforcent aussi l’idée de mosaïque, omniprésente dans la construction du film. La vision de Françoise regardant Bernard par le biais d’un kaléidoscope relève d’une belle idée cinématographique servant admirablement le propos. L’image est divisée, surdivisée, Bernard disparaît et les couleurs éclatent, tel le récit.
  
Un éclatement également ressenti grâce à des cadrages serrés ainsi qu’à un montage vif, notamment au début du film. Les personnages et leurs gestes, isolés les uns des autres, sont semblables, dans ce qu’on pourrait qualifier d’exposition, à des vignettes de bandes dessinées : un visage, une main et une cigarette, une théière, un autre visage, une autre expression, une autre main sur une poignée de porte. Des images et un montage déroutants dont Resnais se sert habilement pour montrer autant la banalité quotidienne que les souffrances et les déchirures ambiantes.
 
Le metteur en scène ne s’arrête pas là. Le contrepoint est donné par sa volonté d’asséner au film une dimension théâtrale. Hélène ouvre alors le rideau rouge et blanc, dont la présence est souvent remarquable dans l’appartement, comme il s’ouvrirait sur une scène qui laisserait le spectateur voir ce qui se joue entre les personnages, sans pour autant entrer dans leur psychologie. Resnais montre encore et toujours, et n’hésite pas à filmer un des personnages, Ernest, figure du passé pour Hélène, chantant une de ses chansons favorites des années 1920. Une séquence à part dans le film, où les personnages semblent moins agités, concentrés et émus sur les paroles nostalgiques de ce refrain. Le répit est toutefois de courte durée ; à peine a-t-il terminé cette parenthèse « music-hallesque » que les démons du passé ressurgissent par la voix de ce même personnage.
 
Aussi, la notion d’éclatement évoquée plus haut, les pertes de repères ou les superpositions sont autant de codes dévoilés par la Nouvelle Vague à la fin des années 1950. Muriel rejoint cette esthétique, notamment dans le traitement du son, particulièrement troublant dans le film. La musique du compositeur allemand Hans Werner Henz « apparaît » note par note, instrument par instrument, restant dans l’idée de segmentation donnée par l’image. De même, dans un plan, il n’est plus choquant de voir et d’entendre en discontinuité une image, puis des paroles correspondant à un autre espace-temps que cette première. Resnais brise là les conventions de la linéarité, comme le font à l’époque les cinéastes relevant de la Nouvelle Vague.

Muriel, Resnais, la Nouvelle Vague

Même si Alain Resnais, à l’instar de Jacques Demy, Agnès Varda ou Georges Franju, est resté en marge de la Nouvelle Vague, Muriel, comme bien d’autres films du metteur en scène, relève de plusieurs caractéristiques du mouvement. Le film est indiscutablement dans la mouvance de ce nouveau cinéma français, tant dans le fond que dans la forme, comme on l’a vu. Les rares films abordant les sujets qui fâchent se sont vus censurés, à l’image de Le Petit soldat (1960) de Jean-Luc Godard, qui traitait de front la guerre d’Algérie alors que la France était encore au cœur des combats. En 1953, Marker et Resnais subissaient déjà la censure pour Les Statues meurent aussi, court métrage au propos anti-colonialiste, tandis que Muriel passait à travers les mailles du filet en 1963.
   
Même si le film évoque en filigrane les traumatismes de la guerre d’Algérie, la séquence de description des tortures subies par le personnage à la fois invisible et central est particulièrement choquante, et surtout sans ambiguïté. Bernard, bourreau de Muriel, est à son tour torturé par le souvenir de ses actes et de la vision d’un corps féminin massacré. Le monologue intervient au centre du film ; tout ce qui a été vu avant, et tout ce qui se verra après, sera transformé par ces mots effrayants tant ils sont précis, descriptifs et frontaux. Ces prises de position idéologiques et esthétiques sont encore une fois très proches des cinéastes dits de la Nouvelle Vague, mais aussi d’une vision globale partagée par les artistes de cette période.
 
Pour Jean Cocteau, le film de Resnais est un « chef-d’œuvre terrible » : les mots du poètes raisonnent encore aujourd’hui pour les « nouveaux » spectateurs, comme la voix enchanteresse de Delphine Seyrig. Et c’est là, encore une fois, la force d’une œuvre comme Muriel ; Prix de la critique à la Mostra de Venise il y a maintenant plus de quarante ans, le film reste et restera ineffable dans l’art cinématographique.


(1)
Jean Cayrol, Alain Resnais, Conférence de presse de présentation de Muriel ou le temps d’un retour, 1963, Mostra de Venise (non publié).
(2) Ibid.
(3) Henri Langlois, Trois ans de cinéma, Cahiers du cinéma, 1986, p. 321.
(4) Jean Cayrol, Alain Resnais, Conférence de presse de présentation de Muriel ou le temps d’un retour, 1963, Mostra de Venise (non publié).

Titre original : Muriel ou le temps d'un retour

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Durée : 117 mn


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