Dès ses premières images, Meurs, monstre, meurs promet beaucoup : un cadre spatio-temporel réaliste qui côtoie l’étrange – les forêts montagneuses des Andes –, et un crime montré face caméra – une femme décapitée s’effondre au sol. Fort de son pouvoir d’évocation, cette première séquence nous embraque instantanément dans le film de genre, celui de l’horreur avec des images de synthèse assumées et des maquillages démesurément kitsch. Un film qui questionne son genre, et plus globalement, qui questionne le genre. L’audace d’Alejandro Fadel frôle parfois le piège périlleux du pastiche, fade et impersonnel, bien trop fréquent dans les films de genre contemporains.
Que nous raconte Meurs, monstre, meurs ? Dans une montagne reculée, une bête décapite des femmes ; une policier mutique enquête, jusqu’à ce que sa maîtresse soit à son tour victime du monstre. Le mari de celle-ci est accusé, mais l’enquête n’avance pas ; bientôt ce monstre hantera également les hommes, victimes à leur tour d’hallucinations et de délires.
L’environnement, un langage hermétique
Meurs, monstre, meurs est un film géographique : il travaille l’environnement comme on travaille un héros, avec ses failles, ses forces, son allure. Le paysage des Andes est polymorphe : s’il est géographiquement situé et repérable, il se prête très bien au format du conte qu’a choisi d’exploiter Fadel. Un lieu universel, la montagne, porte en son sein un monstre, duquel nul ne peut échapper. Prenant parfois du recul dans des plans oniriques dont on ne sait s’ils sont réalisés en miniatures ou en décors naturels, Fadel dévoile des signes incompréhensibles pour le spectateur, troublant encore plus le langage du récit. Des M semblent se dessiner au loin, aux crêtes des montagnes, dessinant à la fois un sens et une limite. Au-delà des M, c’est l’absence et le vide. Ces M résonnent dans cette montagne vénéneuse et muette, au décor gigantesque et saisissant : la nature nous parle dans une langue que l’on ne comprend pas, qu’il nous faudrait apprendre. Au fur et à mesure du film, Cruz découvre des signes cohérents dans ces paysages pluriels, mais ne parvient jamais à en percer le sens ; explorant l’environnement de long en large, connectant des parcelles à d’autres, le mystère s’épaissit, et l’attention se durcit. Fadel parvient à maintenir l’haleine de son spectateur jusqu’à la fin, que nul ne peut prévenir tant elle semble impossible. Ce jeu d’échecs géant avec une inconnue fait le lien entre le policier de l’enquête et l’horreur du climat.
De fait, l’attrait de Fadel pour le cinéma passe avant tout par l’ambiance : Meurs, monstre, meurs est un film qui se pénètre, qui se sent, qui s’explore, comme on découvre une planète méconnue. Pas à pas, l’ambiance se caractérise par ses personnages énigmatiques et dont on ne perçoit rien, ses plans alternant entre l’infiniment petit et l’infiniment grand, et son sound design entêtant. On sent l’influence d’une série comme True Détective, qui fait d’une village texan le lieu magique et glauque d’une série de meurtres, dans une atmosphère frisant l’irréel. Autre référence, plutôt présente dans le deuxième partie du film : le cinéma d’Andrei Tarkovski, et sa façon de filmer les éléments comme des forces naturelles ayant un sens quasi cosmique. Le cinéaste russe traitait la pluie dans ce qu’elle a de métaphysique et de révélateur de la condition humaine. On retrouve ce rapport quasi mystique à l’existence dans la longue séquence de pluie dans la grotte, où tour à tour les personnages tombent – la jeune policière, l’inspecteur de police, et enfin Cruz, seul face au monstre. La pluie, la neige, autant d’éléments météorologiques venus d’ailleurs qui viennent s’abattre sur les personnages, pris au piège dans cette roue infernale qu’est l’existence.
Le monstre, quand le crade dérange et attire
Chacun est rongé, successivement, par la chair, le sexe, le sang ; comme une contamination inexorable, à la fois attrayante et dégoûtante. C’est le principe du monstre : celui que l’on montre mais que l’on veut cacher. A la manière de Bertrand Mandico, Alejandro Fadel travaille la matière même du monstre d’abord par fantasmes, descriptions, hallucinations, puis en le montrant sensiblement. Au point culminant du film, alors que tous meurent successivement, le monstre apparaît enfin : on refusait de le voir autant qu’on en avait envie. Une bête immonde toute de chair, à la tête de vulve et la queue phallique, s’avance vers Cruz sidéré et le pénètre tout en dévorant sa main. Fadel rentre dans le monstre, il l’explore, il le travaille sous toutes ses formes : il affronte son sujet avec audace et courage. Derrière cet esthétisme de la chair se dessine en creux un propos plutôt féministe. Lorsque la jeune policière androgyne accompagnant Cruz déclare « Il nous tuera toutes » ; en effet, toutes les victimes sont des femmes. Le monstre a cette fonction de prédateur sexuel sur le corps féminin, comme une menace permanente et cachée qui bientôt s’étend à tous puisque Cruz lui-même en est victime. Le monstre est universel, il touche à tous, il s’empare de tous, car il est hermaphrodite : doté des deux sexes, le monstre incarne une immensité sexuelle, qui comprend tout, et son pouvoir est autant jouissif que mortifère. Le film de genre qui semblait se retourner sur lui-même par la succession de ses clichés trouve ici une acuité et une actualité : l’horreur raconte toujours quelque chose du monde contemporain, et tente d’explorer les peurs et les désirs des sociétés qu’elle représente.
Une mise en scène qui laisse perplexe
Pour faire de son film une véritable expérience singulière, Fadel travaille sa matière sonore comme on travaille un corps ; les bruitages, le sound design, tout ramène l’ébullition du corps, qu’il déglutisse, vomisse ou jouisse. Le sang coule, les bêtes rampent, les feuilles frémissent, et les chairs suintent. On oscille entre séduction et écœurement, ce qui constitue le principe même de l’horreur ; pourtant le cinéaste argentin s’embarrasse d’archétypes inutiles qui défocalisent l’attention vers des indices peu profonds. Empruntant aux films d’horreur classiques, jouant sur un rythme incertain entre apparitions soudaines et lentes avancées, le film se constitue comme un nanar moderne, conscient de son héritage et de l’histoire de son langage, mais errant parfois en eaux troubles. En effet, le cœur du film est un ventre mou un peu ennuyant, qui sème des indices et des métaphores un peu grasses et sans intérêt, comme une addition d’ingrédients surnaturels pour composer une ambiance – pourtant déjà là par la seule évocation du crime et de son environnement. Si le traitement que fait Fadel de son sujet est audacieux, il n’en est pas moins approximatif à certains moments ; les moyens techniques mis en place ajoutent une plus-value à l’univers fragile et douteux du récit, mais desservent parfois par certains effets de caméra trop lourds ou pas assez maîtrisés. Ce côté référencé qui frôle parfois la série B ou le nanar dérange ; s’il existe une façon positive d’être dérangé – perturbé dans sa posture de spectateur, troublé dans ses représentations et ses modèles comme on peut l’être face à ce monstre -, il en existe une autre plus négative. En effet, Fadel nous offre un film kitsch, dont on ne parvient jamais à saisir si ce dernier est voulu ou bien subi : oscillant entre des références très assumées, des cadrages parfois trop évidents (comme le champ contre champ avec la psychologue lors de l’interrogatoire du mari délirant), Meurs, monstre, meurs est une fable tantôt saisissante de nouveauté et d’audace, tantôt grossière et mal dirigée.