Les Vacances de Monsieur Hulot de Jacques Tati : la Disparition

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Second long métrage sorti en salle en 1953 et dernière oeuvre en noir et blanc de Jacques Tati à laquelle succèdent des films qui ont fait date dans l’histoire du cinéma, Les Vacances de Monsieur Hulot est un véritable chef-d’oeuvre, toujours aussi vivant et fort des dizaines d’années après.

On peut trouver à cela maintes explications. Trois nous retiendront. D’abord le caractère pathétique d’un burlesque échappant ainsi à la farce. Les plus grands films burlesques de l’époque du muet ou des débuts de la sonorisation ont tous une dimension tragique (Voyez les « Charlot »). Ensuite les effets cachés, si l’on admet que l’art est justement ce qui ne déballe pas tout sous nos yeux mais joue essentiellement de la puissance de suggestion. Enfin, le lien socio-historique profond et révélateur avec l’époque de l’après-guerre.

Trois axes inextricablement mêlés dans le travail filmique latent. Par conséquent, ne cherchez pas ici les raisons directes de votre rire ému, elles s’embusquent entre les images (comme on dit "entre les lignes"). Car on peut considérer deux sortes de données de l’image. Celles nécessaires à l’intelligence du récit filmique, et perçues dans le mouvement qui l’emporte. Et les autres, gestes, événements ou détails rejetés comme accessoires par l’attention du spectateur au défilement séquentiel, mais sûrement essentielles pour une approche imaginaire, voire artistique.

Elles génèrent de véritables thématiques latentes parfaitement captées par notre système de perception qui, on le sait, est loin de se réduire à cette vision frontale attelée à la flèche narrative. Dans Les Vacances, le motif de la disparition parmi d’autres s’impose par son insistance particulière.

Partie 1 : La disparition qui disparaît

Il ne s’agit pas seulement des invisibilités de la personne du héros, que cherchent partout la vieille fille anglaise entichée ou le gamin admiratif et qui, entraîné par son énorme sac à dos, disparaît aux yeux des campeurs, ou manque à table aussi bien qu’au départ du pique-nique. Pas seulement de l’escamotage du malheureux passager du spider, mais aussi des figures multiples autant que variées qui s’y apparentent, comme la substitution : celle subreptice, car latérale, de la guimbarde de Hulot à la 203 de Schmutz stationnée devant l’hôtel, ou du canoë de Hulot au voilier du sportif à la faveur d’un raccord qui est donc volontairement faux. S’y ajoute l’ambiguïté existentielle résultant d’une discordance entre l’image et le son : le mouvement du voilier s’accompagne d’un bruit de moteur, l’aspiration bruyante du buveur de thé en plan rapproché s’avère après élargissement être le ronflement d’un pensionnaire assoupi dans son fauteuils.

Le thème de la fuite participe du même imaginaire : fuite réitérée de Hulot, à la suite de la mise à flot accidentelle du bateau, du coup de pied au cul de Schmutz ou de l’incident du spider, autant qu’évacuation générale de la plage au signal du déjeuner. Mais surtout pullulent les nombreuses métaphores de l’informe et de l’impalpable qui sont comme des états préalables de la disparition. Métaphores sonores de l’informe par les sons modulés des chants d’oiseau, du sifflement des ondes radiophoniques, de la vibration d’un ressort de porte ou d’un câble d’acier tendu, de la résonance élastique de la chambre à air pleine heurtant un objet dur, du choc fugué des vagues voire des timbres de voix et des variétés d’accents (personnels, sociaux, régionaux ou étrangers) étirant la langue dans tous les sens ; ou par les matières déformantes comme la guimauve, les toiles de tente à moitié montées, la capote de voiture affaissée, les valises de toile visiblement vides de Martine, la chambre à air dégonflée. La sensation de matière indécise de la plume chatouillant les mentons au cimetière participe du même effet général.

À travers tout ceci s’affirme l’importance à la fois invisible et audible des substances aériennes en mouvement. Subreptices compagnons, les courants d’air suivent, précèdent ou accompagnent Hulot. Le rôle de tous ces éventails et paravents s’en trouve malicieusement défini par la fonction autant que le jeu de mots implicite. La couronne-chambre-à-air accrochée à la croix tombale décoiffe un homme en se dégonflant. Les gymnastes mêmes semblent se vider d’air en fléchissant les jambes au son du sifflet. A moins que ce ne soit l’air qui alimente le sifflet. On pourrait croire que le sportif moulinant des bras en trottinant sur la plage ne respire si profondément que pour contribuer à la nécessaire circulation des airs dont témoigne aussi bien le feuillage toujours mouvant des arbres inclus dans le champ. Invisible courant qui néanmoins se signale sur le mode sonore en traversant les nombreux sifflets, sirènes, cornes, trompes et autres pouet-pouet ponctuant la piste sonore.

Autres variantes, la forme intempestive des gaz détonants de la voiturette et du feu d’artifice, ou celle visible de la vapeur s’échappant de la locomotive comme de la mansarde de Hulot. Le bruit des vagues évoque du coup nettement la modulation d’un jet de vapeur. Enfin, ces effets de matière totalement impalpable : non seulement l’onde radiophonique émanant de nulle part, mais encore le rayon solaire qui en traversant la loupe va cuire l’épiderme de l’estivant croyant devoir écarter de la main une mouche imaginaire.

Partie 2 : Disparition et burlesque

En fait, le thème de la disparition est, pour des raisons structurelles, étroitement lié au burlesque. Explication : l’un des secrets du risible réside dans la fonction de défense du rire, renversant l’affect négatif en positif. Et l’on sait qu’il n’y a pas de véritable comédie sans drame, qu’il faut bien que l’insupportable fasse rire pour être vivable : « rien n’est plus drôle que le malheur! » (Samuel Beckett)

Cependant le tragique associé au burlesque est bien spécifique : il concerne l’enfance, s’il est vrai que l’univers burlesque n’est rien d’autre que de l’infantilisme suggéré, incompatible avec la socialité péniblement acquise au prix du refoulement de l’enfance précisément. À travers cette maladresse de l’adulte, c’est de l’enfant que vous riez pour vous dissocier de celui qui est en vous, car il y aurait danger de folie ou de délinquance à se laisser doucement bercer par la dépendance irresponsable des débuts de la vie. Il faut donc maintenir ce refoulement dont le tragique réside d’abord dans la perte sans retour d’un âge d’or. Les mésaventures des personnages burlesques en général proviennent bien du conflit entre leur immaturité et la belle ordonnance du monde adulte. Or dans Les Vacances, cela va plus loin. Car le tragique de l’enfance perdue outrepasse sa fonction, jusqu’à déteindre sur la pellicule. Ce qui donne au film cette qualité unique de burlesque poignant. Tout se passe en fait comme si des résidus du monde enfantin le plus archaïque débordaient le cadre suffisant du risible.

Un aspect du drame qui sous-tend le film en l’imprégnant d’amertume est l’obsession secrète de l’abandon et de la mort qui sont tout un pour le petit totalement dépendant des autres. Car le burlesque de Tati étend son champ à ce dont devrait rire l’enfant lui-même pour réguler son propre malheur. On sait en effet que la disparition est un motif précoce du rire infantile : la ressource des coucou !… et autres fort da. Fort da : en allemand, "là loin", célèbre expression d’un petit patient de Freud, par laquelle il scande la figure d’apparition-disparition qui rend supportable l’absence de sa mère en faisant osciller d’avant en arrière une bobine au bout d’une ficelle.. où l’on cache pour faire réapparaître choses ou personnes est inépuisable… et se prolonge fort tard dans les jeux de cache-cache.

Partie 3 : Poétisation et burlesque

Retenons ceci, que notre film développe un imaginaire original puisé aux sources profondes du burlesque excédant dès lors le champ du risible.

Section 1: Un univers de bébé (précognitif)

Un univers de bébé se développe par la modalité des formes d’abord, qui semblent procéder de l’univers précognitif : plasticité de la matière, "immatérialisations" ou indécision, jeux d’anamorphose, causalité décalée, permutation des propriétés, substitutions magiques, non conservation de la matière, surgissements du néant comme retours à lui. L’artiste met ici en scène un stade imaginaire du monde rationnel en train de s’élaborer (dans une perspective constructiviste). Ce faisant, il poétise l’univers du film en l’émancipant du lien syntagmatique (Syntagmatique : de "syntagme", principe de continuité linéaire du récit assurant sa cohérence) : le flottement de la matière et de ses éléments remontant à un stade archaïque de l’intelligence parent de la structure burlesque devient un principe de liberté à la base d’un régime filmique unique.

Section 2: Une obsession de la mort

Mais si poésie des images il y a, elle n’est pas gratuite. Car ce caractère ectopique (C’est-à-dire relatif à l’émanation visible du corps du médium dans les séances de spiritisme) des choses et du langage se met au service du sens plus profond de la mort, forme extrême de l’abandon qui est le tragique de l’enfance.

L’enterrement au beau milieu du film n’est que l’émergence narrative de ce qui ne cesse de courir sous les images. Un cimetière se profile au bout d’une rue dans le premier village traversé où est remisée, semblable au corbillard, une charrette près de la façade décorée de croix de faïence d’une boutique évoquant les pompes funèbres. La voiturette de Hulot est véritablement un landau funèbre avec sa calandre sombre ornée d’une croix oblique que les hasards de la perspective redresse parfois comme une anamorphose picturale. Une rangée de telles croix de "Saint-André" ceinture la maison de la belle Martine ainsi barrée comme royaume de la Mort.

Tout en l’héroïne indique le personnage disparu depuis des lustres. Princesse d’allure moyenâgeuse notamment par le costume et la coiffure, captive en ce manoir que mime la villa estivale, irradiant une irréelle lumière phosphorescente, elle observe de sa tour une toile de tente en montage agitée de l’intérieur telle un fantôme. Son lit aux montants "en bâtière" surmontés d’une croix oblique et plus élevés au chevet qu’au pied, affecte la forme d’un tombeau monumental que confirme une croix sur la porte à l’arrière-plan. Les manifestations de l’invisible déjà signalées sont comme autant de spectres saturant cet univers. L’un deux par le "guili-guili" rigoureusement coordonné du chant des oiseaux au cimetière, taquine les mentons d’une plume de chapeau provoquant des rires sacrilèges aux vraies condoléances. Sur l’air nostalgique du film, Hulot en corsaire d’antan fait son apparition et entraîne dans une valse funèbre sa dame surgie au souffle mugissant d’un vent coulis. Ils sont tous deux marqués d’inquiétantes figures noires tentaculaires : crabe au dos de l’homme, motif étoilé enserrant la robe par la taille.

Section 3: Abandon

L’idéal de la belle impénétrable correspond de fait symboliquement à la figure maternelle. C’est par rapport à la mère que le thème de la disparition est vraiment tragique. Hulot endosse sans doute plusieurs stades de l’enfance, imprimant à un corps trop grand des mouvements trop appliqués pour être bien coordonnés, incommodités névrotiques soulignant sa position en porte-à-faux mais tellement révélatrice du monde social auquel il est confronté. Martine domine la plage de son oriel (Petite fenêtre en encorbellement faisant saillie sur un mur de façade) surplombant qui expose ses dessous comme la mère aux yeux de sa progéniture. Son attitude à l’égard de Hulot se démarque nettement de celle de tous les autres adultes : coquetterie d’une part certes, notamment lorsqu’elle le fait attendre dans son salon, mais surtout, amusement et tendre indulgence de celle qui pardonne à l’enfant.

Mais ce comportement maternel associé au sentiment de la mort souligne cruellement un manque qu’exprime un véritable rébus : tandis que les enfants lugubrement désœuvrés, tristes et endimanchés se lancent mollement du sable avant de quitter leur lieu de vacances, au premier plan sont cadrés les deux couvercles ronds de la glacière ambulante munis en leur centre d’un mamelon pour poignée. A l’arrière-plan flottent des fanions dont certains noirs marqués d’une croix de Saint-André blanche comme les tibias en sautoir d’un pavillon pirate.

Le thème des seins maternels ici associé à celui de la glace de la mort se manifeste à un autre moment et de façon burlesque en rapport avec la nutrition liquide lorsque le marchand arrose son casse-croûte au moyen d’un litron tiré de ladite glacière. Mais au début c’est à l’impalpable du monde des esprits qu’à affaire cette même figure sous la forme sphérique des dômes de vapeur de la locomotive.

Conclusion : du burlesque critique

Le thème de l’abandon maternel recoupe celui de l’exclusion sociale. Hulot ne se trouve-t-il pas rejeté de tous à la fin. Sauf de sa dulcinée certes, mais la société fait corps pour barrer le chemin de sa chambre. Cependant, l’inadaptation de Hulot comme type de névrosé fixé à la mère donc à l’enfance est, associée au recul de la mort, un formidable révélateur parce qu’elle n’est pas assujettie aux valeurs du microcosme petit-bourgeois d’une station estivale en 1953 où l’on s’empresse de panser les plaies encore vives de la guerre, davantage pour l’oublier et jouir de la douceur trompeuse de ce qui subsiste que d’inventer un monde meilleur.

Les souvenirs de guerre en des extérieurs rappelant le Débarquement, l’impératif des affaires (Schmutz), les biens matériels qu’emblématise le décor un peu prétentieux des intérieurs, les mielleuses politesses échangées, l’américanomanie ou inversement un certain extrémisme politique assez formel (le jeune militant) constituent l’essentiel des préoccupations des estivants. Hulot, qui ne s’intéresse à rien de tout cela, inaugure, tout en rêvant d’un amour impossible, une étonnante technique de tennis suggérant l’inventivité que réclame toute perspective nouvelle. "Le tennis, c’est pas ça !" s’exclame le commandant avec des gestes de démonstration aussi gracieux que vains.

On voit donc que la poésie la plus libre n’exclut pas les sommations de la réalité la plus pressante, mais que la souffrance d’amour est peut être le tribut à payer à la lucidité. Occasionnel en général et ne s’exprimant au mieux que par le gag en fiction, le rire se trouve ainsi élevé au principe d’une opération de longue haleine sans nul doute digne du nom d’art.

Titre original : Les Vacances de Monsieur Hulot

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Durée : 88 mn


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