La surprise : origine du burlesque
Pendant les dix premières minutes du film, aucun besoin de mot, de geste, et même de protagoniste : le comique s’installe progressivement dans le film, s’y insinue le long de cette séquence introductive, simplement en montant et alternant le voyage périlleux de la voiture de Hulot et l’arrivée des touristes. Enfin la mer ! On l’entrevoit, la première fois d’une voiture, partageant le surprise et les bonheurs de deux enfants assis derrière, penchés à la fenêtre, rêvant de glaces à l’eau et de baignades : l’innocence.
La musique du film nourrit dès le départ une forme de contemplation de la maîtrise qui transparaît à chaque plan : finement orchestrés, ils sont déroulés au cours d’un doux travelling, qui accompagne un couple de séniors dans leur promenade, les garçons baraqués et un peu gauches souriant timidement aux parisiennes débarquées… Tout le monde se prépare alors, avec le spectateur, à goûter son repos : manque juste la surprise, le grain de folie…
Mais Tati sait se faire attendre, il a appris à créer ce suspense primordial, qui lui vient du monde du cirque. Conscient d’être la vedette, il attache le spectateur à son siège : le roulement de tambours est remplacé par celui du moteur de la voiture… le hors champ prend vie, alors qu’on était déjà plongés dans un ennuyeux salon d’hôtel. Un effet de suspencs aussi simple qu’efficace. L’entrée du personnage dans le champs, est à l’hauteur de l’attente, mémorable : la porte s’ouvre, un vent terrible souffle, bouleversant les tasses des thés des dames et les moustaches des monsieurs… Monsieur Hulot ! Le début du film déploie la méthode Tati : un comique hérité du burlesque, qui n’a besoin ni de gros mots ni de péripéties, tout en finesse, moins slap-stik que ses aînés américains, moins rocambolesque et prêt à rire du cinéma, en jouant avec, et de lui. Le comique de Tati substitue une logique d’addiction et d’accroissement des gags, à une rétention et à une ponderation des effets.
Grand connaisseur de son art, Tati sait, bien avant Bazin, que l’unité de l’action dans un seul plan augmente la crédibilité de la scène montrée. Par là, en bon magicien, dans un dispositif qui vise au vraisemblable, il marque le paradoxe. Ainsi, c’est dans un seul plan qu’on voit un vieux chien endormi au milieu de la route, refuser de se lever au passage de la vielle carcasse de Hulot ; ou encore, plus loin, le canoë d’Hulot se casser en deux en pleine mer, le coinçant à l’intérieur, et s’approcher de la plage comme un gros monstre marin ouvrant sa gueule menaçante. Le comique ici se joue dans le rétrécissement soudain d’un espace, interieur à l’espace-temps du cadre, qui, lui, est maintenu tant au niveau de la dimension que de la durée. Tati s’amuse avec le cinéma, et amuse son spectateur avec ce dernier. Il est à ce propos intéressant de voir que nombre de gags dans le film sont construits sur l’utilisation seul du hors champ, visuel ou sonore.
De plus, le comique chez Tati a toujours quelque chose d’aléatoire, imprevisible, abrupte. On pense par exemple au plan dans lequel un marin repeint le nom sur un bateau, qui sort à l’improviste du cadre, tandis que le pinceau, resté accroché, trace une longue ligne noire sur cette surface capricieuse. Ou encore, scène mémorable : Hulot entre dans l’hôtel les chaussures sales. Le propriétaire le poursuit, pourtant Hulot parvient à se cacher derrière le portemanteau et à fuir au premier étage. Mais les traces de ses chaussures sur la scène le trahissent : et on entend, hors champ, ses pas courir partout au premier étage, souillant le parquet. Ici, le comique est herité du théâtre, et provient du contact physique de l’acteur et du décor, du bruit grinçant des planches.
Cependant, la cible des attaques les plus insolentes de Tati demeure le décor, espace-faux, fruit de conventions, qui occulte la vision du spectateur, mais que le cinéaste a appris à rendre perméable. Il peut ainsi, en transportant une énorme valise, cavaler dans une maison et la traverser entièrement, en ressortant par la porte arrière. La farce réalisée, les bonnes femmes attendant leurs valises devenues spectatrices de ce gag éternel, ne peuvent que rester stupéfaites. Chaplin d’ailleurs déjà utlisait l’espace qu’il rendait poreux, facile à traverser, et les décors, dont il montrait l’artifice.
Comment ignorer le son ? Là aussi, le cinéaste s’amuse avec la postsynchronisation de son époque, et bruite la porte de la cuisine avec un grincement ridicule, ou couve une musique assourdissante. Il existe une forme de parasitage du son sur l’image, un conflit entre les deux bandes de la pellicule, qui dévoile la modernité de Tati. Il joue sur l’incompréhensible, l’indéchiffrable, les murmures : « Monsieur ? » « mmmm » ; « pardon, monsieur ? » (Tati enlève sa pipe de la bouche) : « Hulot ».
On rit… mais de qui rit-on?
Cependant, au fur et à mesure que le film avance et que les gags se succèdent, Tati-cinéaste, sans doute moins insouciant que Tati-Hulot, introduit un trouble. Il y a là peut-être une schizophrénie, qui sépare les multiples facettes de Tati, à la fois héros-cinéaste et acteur, et qui progressivement empruntent des chemins differents. Le cinéaste alors, fait glisser dans ce monde, apparemment bon enfant, une phrase trop sérieuse qui coince, des silences trop longs, les ragots et les faux compliments des dames. Que se passe t-il ?
Le paysage idyllique du début se transforme, les personnages qui l’habitent deviennent moins aimables et sympathiques. Finalement, les vacances elles-mêmes n’étaient qu’une mise en scène, parfois grotesque, du jeu social. On y retrouve l’homme d’affaires qui quitte sa famille dès que le téléphone sonne pour entendre les cours boursiers des capitales européennes ; l’intellectuel militant qui se plait à parler de socialisme dans une pose sceptique, l’ancien militaire nostalgique qui s’amuse à donner des ordres.
L’apogée de ce paradoxe qui traverse le film trouve sa concrétisation à la fin du film, lorsque, pendant le bal masqué de l’hôtel (moment déjà très explicite quant à la « mise en scène sociale »), la radio transmet un discours du Ministre de l’Intérieur, M Duriex. La voix solennelle déclare la nécessité de faire un effort, et proclame l’approche de la guerre dans l’indifférence totale des présents : seul Hulot le remarque, et hausse à fond le volume de la musique. Il danse avec sa bien aimée, comment le lui reprocher ? Hulot n’a pas à s’occuper de guerre, la pompe du discours officiel est parfaitement homogène aux gens qui l’entourent : pour cette raison ces deniers peuvent ne pas écouter, et pour cette raison il se situe à l’écart.
Tati est une figure d’enfant quasi anarchique, qui peut se permettre de vivre hors du monde bourgeois qui l’entoure, et d’éteindre le discours pompier de la radio, qui ne peut que s’adresser, dans ces formules rhétoriques et stériles, à une collectivité sociale par rapport à laquelle Hulot ne fait que marquer un écart.
Le jeu de société, les poses, les irrévérences, les pique niques organisés, rien de plus distant de M. Hulot et de son regard simple et encore capable de s’enchanter des choses. Finalement dans ce monde, trop peu d’êtres lui ressemblent : une jeune et ravissante fille blonde qui ne parle jamais, mais qui laisse tout comprendre par son sourire, une vielle femme anglaise un peu folle, un homme ancien qui se moque des manières insupportables de sa femme et, bien sûr, les enfants. Hors du monde par leur regard, capables de voir ce que les autres se cachent.
M. Hulot a été la consicence active et drôle des dérives de la societé française gaulliste et bourgoise, tout comme avant lui le fut Chaplin, pour les débuts du siècle et l’industrialisation, ou après, quoique différemment, Michele Apicella (Nanni Moretti) pour l’Italie des années 80, ou Woody Allen pour l’Amérique des années 70. Aujourd’hui, alors que les enfants n’ont plus la possibilité de rire d’Hulot et de son grand corps maladroit, le vide laissé par Tati derrière lui n’a jamais été aussi palpable.