Une mise en scène fougueuse
Difficile de nier le plaisir jubilatoire si souvent éprouvé au seuil des films d’Arnaud Desplechin. Les Fantômes d’Ismaël ne déroge pas à la règle, démarre tambour battant, et épate dès ses premières minutes par son énergie cinétique couplée à un sens du cadre et du montage trop rare dans le cinéma français. Pour une fois, le recours au format du cinémascope – si souvent inadapté, prétentieux et étouffant – s’inscrit dans une dramaturgie spatiale soigneusement pensée. Les autres choix formels du réalisateur se coulent avec bonheur dans une mise en scène fluide et fougueuse ; il n’est pas jusqu’aux champs contre-champs en surimpression qui, au-delà de leur évident maniérisme, ne participent à la fascination exercée par le film.
La beauté des trente premières minutes doit beaucoup à l’onirisme diffus de cette mise en scène. Desplechin construit chaque séquence comme un bloc musical compact, cohérent, quitte à surprendre ensuite par la vivacité des changements de ton. Les dialogues sont à l’avenant : les affectations de langage, les grandes envolées déclamatoires et littéraires, parsemées de citations philosophiques, irritent moins qu’elles n’étonnent, séduisent ou amusent. De fait, il existe une vraie drôlerie éparse dans ce film pourtant grave et intime, un humour vif, étrange et noir, fortement redevable des interprétations frémissantes et parfois outrancières de Mathieu Amalric et Marion Cotillard.
Tropisme négatif
Pourtant l’enthousiasme initial ne dure pas. Une force négative semble ici à l’œuvre, comme si Desplechin n’était pas arrivé à convertir son carburant névrotique en énergie créative. Impossible, en effet, de réfréner le sentiment que peu à peu le récit perd de sa puissance, se disperse, et s’éloigne irréversiblement de la magnifique ligne claire de Trois souvenirs de ma jeunesse (2015) – pourtant tout aussi hétérogène sur le papier. Non qu’on ne retrouve dans Les Fantômes d’Ismaël une certaine excitation à pénétrer dans les dispositifs fictionnels de Desplechin, à suivre deux heures durant leurs tortueux chemins de traverse et leurs envolées lyriques ; on est même happé par le sentiment que ce film constitue un point d’aboutissement dans l’art désormais familier du réalisateur d’entrelacer réel autobiographique et imaginaire pur. Assurément, le film flotte et se déploie dans un espace connu, trop connu – et c’est peut-être là, précisément, que le bât blesse
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Des influences ostentatoires et encombrantes
Les habituelles références cinéphiliques de Desplechin s’affichent plus ostensiblement que jamais. La première femme d’Ismaël, dont le portrait trône dans le salon, est comme revenue d’entre les morts Le nom de cette revenante : Carlotta ! Nul besoin de connaître le culte que Desplechin voue au chef d’œuvre d’Hitchcock (Vertigo, 1958), pour se sentir embarrassé par une citation si frontale. L’autre inspiration cinématographique majeure de Desplechin semble elle aussi littéralement hanter ce film – en l’occurrence, Ingmar Bergman et ses histoires de famille, ses névroses, ses cadrages sensuels et énigmatiques de visages féminins, et jusqu’à certains plans, dans la maison de villégiature, directement empruntés à Persona (1966). Le climat général de créativité et de folie semble pour sa part un détournement – sur un mode superficiel, presque parodique – du génial et cauchemardesque Heure du Loup (Ingmar Bergman, 1968).
Or Desplechin semble assumer cette fascination castratrice vis-à-vis de ses maîtres en cinéma à travers le personnage de Bloom, père de Carlotta, et père spirituel, semble-t-il, d’Ismaël en tant que cinéaste. Mise en abyme, tentative de mise à distance et d’exorcisme ? Même pas. L’allusion tourne court et prend moins les atours d’une conjuration que d’un aveu un peu désemparé d’impuissance. Comme si Les Fantômes d’Ismaël n’était au fond rien d’autre que le spectacle foisonnant, bavard et complaisant, de la paresse référentielle d’un cinéaste en panne d’inspiration. Au point de se demander s’il n’entre pas une forme d’inconscience enfantine, à vrai dire assez touchante, dans la démarche d’un cinéaste qui sait sans doute que ses plus beaux films commencent à être loin derrière lui (Rois et Reines – 2004 – pour n’en citer qu’un).
Cache-misères mais panache du geste
Il est bon de rappeler que depuis toujours, les films de Desplechin constituent autant d’histoires de famille douloureuses et passionnées. Les Fantômes d’Ismaël s’avère d’une parfaite cohérence à l’aune de cette filmographie. Mais à notre sens, jamais le foisonnement des récits de Desplechin n’avait été soumis à autant d’entropie, ni n’avait viré à ce point à la confusion. Une confusion certes marquée par un certain panache, de belles fulgurances, mais aussi par des effets d’épate trop éculés, un rien de fumisterie, une pointe de frime, qui à défaut d’être antipathiques s’avèrent tristement vains, comme des cache-misères. Quant au finale convenu, il évoque moins les œuvres d’Ingmar Bergman que les pastiches – certes talentueux – qu’en a signé Woody Allen. Une référence loin d’être honteuse, mais qui circonscrit sèchement les ambitions d’un cinéaste bien moins effervescent et génial que son indiscutable grain de folie ne le laissait entendre.