Assurément, le cinéma funambule des frères Larrieu acquiert au fil des films (six en dix ans, ces Derniers jours du monde étant leur quatrième long métrage) une cohérence de style, une sobriété dans la formulation de leur originalité loin d’être évidente au départ. Jusqu’au-boutistes dans leur audace, ces derniers donnent corps, depuis deux films, à un monde désormais libre de toute allégeance quant au réel, au plausible. Que mari et femme puissent échanger sexe et identité, comme ça, du jour au lendemain, par le truchement d’on ne sait quel phénomène cosmogonique (Le voyage aux Pyrénées), que Robinson Laborde, homme de tous les jours, soit amené à faire face à la réalité d’une fin de monde, au jour d’aujourd’hui… eh bien pourquoi pas, serait-on tenté de dire, tant que les maîtres d’œuvre de la fantaisie tiennent la longue distance de leur fiction.
Les derniers jours du monde, libre adaptation du roman éponyme de Dominique Noguez paru en 1991, est ainsi parfaitement à la hauteur de son titre : ce n’est ni plus ni moins que le sensible et progressif évanouissement de l’Homme qui tiendra lieu de point de départ et d’arrivée du film. Nulle hystérie cependant, dans la représentation de cet extrême, mais bien au contraire un apaisement, une acceptation presque zen de ce désastre, la force des films des Larrieu résidant plus que jamais dans leur talent à donner matière à l’évidence – et non au fatalisme ou à la résignation. C’est ainsi que l’on traverse les 2h10 de ce qui peut être identifié comme le film des Larrieu. A savoir celui dont, de leur propre aveu, au vu notamment du caractère très ambitieux et donc forcément couteux du projet (un vrai blockbuster à la française), la réalisation fut longtemps incertaine.
« L’écriture et le financement d’un tel projet nécessitant pas mal de temps, nous avons écrit et réalisé Le voyage aux Pyrénées dans l’intervalle, comme une sorte d’exorcisme joyeux face à l’ampleur du sujet, la fin du monde… ». Disant cela, les frères ne semblent pas se rendre compte du caractère au contraire déjà majeur de leur précédent film, sorti il y a une petite année, et que nous qualifiâmes sans rire de « meilleure comédie française de l’été ». En effet, plus encore qu’auparavant, ce film saisissait par la folle croyance des cinéastes dans la confusion, le trouble perceptif. Hilarante était la séquence du châlet, confrontant le couple d’acteurs incarné par Sabine Azéma et Jean-Pierre Daroussin à l’incertitude comme à l’évidence de leur amour. Surtout, périlleuse et géniale était l’idée d’accorder à un ours des Pyrénées – à la stature étrangement « humaine » – l’emploi de menace adultérine davantage que de classique prédateur.
C’est de n’avoir peur de rien, un peu comme les scénaristes de la série Lost, que les frères Larrieu accèdent aujourd’hui au rang de maîtres incontestés de leur discipline (un cinéma de nomade, à la fois très ancré dans le territoire, la langue, les régions françaises, mais déjà ailleurs, en perpétuelle redécouverte de l’origine de toute chose). Peu de comédies hexagonales (difficile d’apparenter Les derniers jours du monde à un autre genre, son statut de « film d’anticipation » étant volontairement mis à mal par la volonté nette des cinéastes de situer l’action « maintenant ») ont pareil souci de laisser aux personnages le temps de se perdre, se chercher, s’adapter à un handicap (Robinson, ayant perdu sa main droite suite à une mésaventure amoureuse, porte une prothèse)… en somme, de n’aller nulle-part. Peu de films tout court ont l’intelligence de parer à chaque instant toute potentialité d’anticipation. C’est d’avoir du retard quant à l’identification d’une situation, de n’être jamais certain que la personne ici présente soit bien elle-même (c’est à dire pas contaminé par le virus décimant peu à peu le peuple… rappelons que le film fut réalisé l’an dernier…) qui confère aux Derniers jours du monde sa dimension hospitalière : très vite, il sera clair que Robinson et son spectateur seront et resteront à égalité.
Quelques mots enfin sur l’évidente obsession des Larrieu pour la nudité (atténuée, il est vrai, dans Le voyage aux Pyrénées, qui nous exhibait toutefois au détour d’une séquence Philippe Katerine et ses « frères » en tenue d’Adam). Déshabillant ici presque toutes leurs stars ( Amalric bien sûr, mais aussi Karin Viard, Sergi Lopez, Clotilde Hesme… un peu moins Catherine Frot, mais surtout le mannequin d’origine dominicaine, Omahyra Mota), les frères ne font pas pour autant du corps un enjeu purement érotique, mais l’objet d’un simple « retour à soi ». Presque tous les personnages du film meurent comme ils vinrent au monde : à poil. Manière peut-être de boucler une boucle, de voir dans la fin des jours l’occasion d’une heureuse indistinction des valeurs, des langues, des états. Savoir mourir, vivre au mieux ses derniers jours, dans la tenue adéquate, serait alors le vrai défi, la matrice des plus folles fictions.