“Ce que j’appelle servitude humaine, c’est l’impuissance de l’homme à gouverner et contenir ses passions”. (Spinoza)
Quand le code de censure Hays affûte ses ciseaux émoussés laissés trop longtemps dans les tiroirs…
Sorti en 1934, L’emprise est le film qui lança la carrière de Bette Davis. Les ingrédients de l’intrigue dramatique sont précisément dans le collimateur du code de censure du sénateur Hays porté par les ligues de vertus de l’époque. C’est l’histoire tumultueuse d’un amour univoque, une romance frelatée et avortée qui tient à l’obstination d’un être falot que sa difformité aveugle. Leslie Howard et Bette Davis campent deux personnages violemment et foncièrement antithétiques. Philip Carey (Leslie Howard) est un être complexé. Il est affligé d’un pied-bot. Mildred Rogers, quant à elle, est une femme de petite vertu, sans coeur et manipulatrice. S’opère entre eux une étrange alchimie qui résulte dans une relation sadomasochiste. Jeune peintre en herbe dépourvu de talent, Philip Carey projette ses fantasmes
sur cette créature vile qui n’éprouve que dégoût pour sa personne. Il part poursuivre des études de médecine en Angleterre. Il ne s’aime pas pour sa disgrâce d’estropié et Mildred est la punition qu’il s’inflige comme une double peine.
Avec l’entrée en vigueur du code Hays, le respect de l’éthique morale proscrit de montrer crûment à l’écran l’amour impur ou dévoyé et contraint le code de production hollywoodien à édulcorer nombre de scènes jugées immorales. La censure s’émancipe d’un seul coup d’une période de permissivité et de latence qui aura duré quatre ans de 1929 à 1934. Et où le sex-appeal des actrices glamoureuses n’aura jamais autant été sublimé.
Un désir-répulsion monomaniaque et névrotique
Bette Davis est fascinante de férocité sortie en harpie mal fagotée, objet du désir obsessionnel d’un Leslie Howard compassé. L’aversion exaspérée qu’elle manifeste de tous les instants, outre qu’elle marque son faciès élastique, est un pâle exutoire qui ne peut dissiper le mal-être de sa condition de réprouvée.
Le film condense librement le roman autobiographique éponyme de Somerset Maugham qui met à plat cette relation toxique issue d’un engouement maladif obsessionnel. Philip vit dans son monde intérieur où la perception fantasmatique de Mildred brouille la réalité. Comme dans cette séquence d’attente prolongée en gare de Victoria Station où il croit la voir dans chaque femme qui passe. Son image obsède les pensées dans lesquelles il est emprisonné comme dans une relation mortifère. Son désir monomaniaque préfigure celui de James Stewart dans Vertigo d’Alfred Hitchcock (1958).
Consciente de l’emprise qu’elle exerce sur cet homme falot complexé par sa difformité, Mildred l’humilie et en vient à ruiner ses chances de faire carrière ou de mener une vie normale avec une femme aimante. L’expression faciale changeante de Bette Davis, par une simple torsion, imprime un regard obnubilé et vacillant de garce invétérée, détestable et haïssable à souhait. La relation augure mal de ce couple mal assorti et Philip Carey fantasme sur cette créature avilissante qu’il transforme en objet de désir/répulsion. Le rapport de classe détermine leur relation. Mildred est déclassée qui préfère le sexe, le statut social et l’argent à une maternité sans encombres et contracte la syphilis.
La catin et le pantin, son pygmalion protecteur
Comme une signature, ce rôle terrifiant de fille méprisable, aux moeurs ouvertement dissolues, ébauche un type de femme qui collera à la peau de Bette Davis et dans lequel elle sera inégalée et indétrônable à l’écran.
La haine de l’autre, même entretenue, ne soulage pour autant pas le mal être de soi. Sous le vernis de l’obsession sous-jacente de Philip, pâle et anémique, coulant des regards vitreux de biche effarouchée à l’adresse de sa “conquête” manipulatrice, sourd une certaine veulerie du personnage, homme arriviste et insistant par ailleurs, qui, malgré les humiliations que lui inflige cette fille revêche, accepte l’étrange alchimie contre toute attente et va jusqu’à jeter Mildred en pâture dans les bras de Griffith (Réginald Denny), son camarade de promotion en médecine, comme le ferait un vulgaire maquereau.
Mildred est un avatar unique de femme fatale qui précipite la ruine de Philip. Et pourtant, il est tenu pour entièrement responsable de leur relation toxique dysfonctionnelle qui s’éternise dans une passion destructrice et névrotique. Bette Davis emprunte un accent cockney des faubourgs qui ajoute à sa vulgarité de catin outrageusement fardée. Sans être une vamp, elle est superficielle et la punition que Philip s’inflige. On peut préjuger de son ascendant sur un acteur
prédisposé à incarner des personnages de gommeux bien éduqués. A contrario, Bette Davis n’était pas concernée par l’image qu’elle pouvait renvoyer et s’émancipe à son tour de rôles contingents. Elle a déjà tourné dans 21 longs métrages.
Le film fera l’objet de deux remakes successifs : L’emprise (1946) réalisé par Edmund Goulding avec Eleanor Parker et Paul Henreid et L’ange pervers (1964) de Ken Hughes avec Kim Novak et Laurence Harvey.
L’emprise de John Cromwell s’inscrit dans un mini-cycle sur les femmes fatales dans le film noir américain supervisé par les Films du Camélia. Cette sélection inclut également: La femme au portrait (1944) de Fritz Lang avec Edward G. Robinson et Joan Bennett, The chase (1946) d’Arthur Ripley avec Robert Cummings et Michèle Morgan et Le
Piège (Pitfall-1948) d’André de Toth avec Dick Powell et Lizabeth Scott.