Le fascisme ordinaire : Une journée particulière d´Ettore Scola (1977)

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Une journée particulière, d´Ettore Scola, commence par des images d´actualité qui montrent la visite officielle d´Hitler à Rome en mai 1938, puis les moments importants de cette journée, à laquelle participe allégrement la population de la capitale.

Cette séquence macrohistorique relate par conséquent un épisode important des relations internationales des années 1930. Scola a lui même vécu l’événement, et s’est inspiré en partie de ses souvenirs pour élaborer le scénario, avec Ruggero Maccari et Maurizio Costanzo : « J’étais enfant, j’avais sept ans et je faisais partie, obligatoirement, comme tous les petits Italiens, des fils de la Louve qui ont défilé sur la Via dei Fiori Imperiali. Je me rappelais la cour de l’immeuble où j’habitais, avec tous les gens qui partaient pour assister à la cérémonie, je me rappelais avoir vu Hitler » (Jacques SICLIER (propos recueillis par), « Entretien avec Ettore Scola », in Le Monde, op. cit., p. 25).

La suite du film se situe quant à elle à un niveau microhistorique. Le récit narre la rencontre, sous l’œil suspicieux de la concierge, d’Antonietta Tiberi (Sophia Loren), une femme mariée, et de Gabriele (Marcello Mastroianni), un dandy homosexuel. Les trois personnages sont les seuls à ne pas assister au défilé organisé en l’honneur du Führer et à rester dans leur appartement. La critique française évoque l’exceptionnelle qualité du film. Pour Jean De Baroncelli, « Sur le fascisme quotidien, sur la sujétion à laquelle un régime totalitaire soumet les individus, sur l’ankylose des esprits que provoque toute idéologie imposée par la force ou simplement par l’utilisation systématique des mass média, on a rarement réalisé un film aussi fort » (Jean DE BARONCELLI, « Une journée sous le fascisme », in Le Monde, 21 mai 1978, p. 25). Jacques Siclier émet une opinion similaire : « Ce qu’a fait Scola est d’une réelle originalité et n’a jamais été tenté dans le cinéma italien qui a, pourtant, souvent pris pour thème Mussolini et les années fascistes » (Jacques SICLIER, « Les voix du fascisme », in Le Monde, 7 septembre 1977, p. 15).

Pour Gilles Cebe, Une journée particulière est « un film exemplaire, quasi parfait, d’une très grande richesse tout à la fois formelle et thématique » (Gilles CEBE, « Une journée particulière », in Ecran, 15 octobre 1977, n°62, p. 41). Certains critiques s’étonnent, tel Christian Viviani : « Par ce film, Ettore Scola semble avoir atteint une maturité que, personnellement, je ne soupçonnais pas qu’il puisse atteindre » (Christian VIVIANI, « Comédie brune (Une journée particulière) », in Positif, n°195-196, juillet-août 1977, p. 111). La mise en récit du fascisme est certes novatrice. Le temps diégétique d’Une journée particulière se déroule, comme le titre l’indique, durant un seul jour. Scola adopte une approche minimaliste qui se fonde sur le principe des antagonismes. La solitude des deux protagonistes s’oppose ainsi à la foule qui assiste à l’événement, tout comme les plans vertigineux en contre-plongée de l’immeuble contraste avec les intérieurs confinés où vivent les habitants. La grandiloquence du rêve fasciste vient ainsi se heurter aux conditions de vie modestes des Romains.

Partie 1 : Un jour historique

Mussolini et Victor-Emmanuel III attendent le Führer sur le quai de la gare (la différence de corpulence entre les deux acteurs politiques italiens est saisissante). Scola reproduit le montage d’origine, sans faire de coupe, pour bien souligner l’importance protocolaire de la scène. Le réalisateur ouvre sa narration en montrant le spectacle du pouvoir. Les deux dictateurs assistent ensuite à un défilé militaire, avant qu’un hommage ne soit rendu au soldat inconnu de la Grande Guerre. La caméra filme les svastikas qui flottent dans le vent. Une foule immense salue Mussolini et Hitler. La capitale est en fête. Cette succession de plans indique qu’une large partie de la population romaine soutient le rapprochement de l’Italie fasciste et de l’Allemagne nazie.

La célébration exprime le culte de la virilité et de la guerre qui unit les deux pays. Le bellicisme outrancier qui se dégage de ces images d’archive évoque également la raison pour laquelle Hitler est venue à Rome. Pour Ian Kershaw, « La question de l’attitude de Mussolini envers l’action allemande en Tchécoslovaquie figurait au premier rang de l’ordre du jour de Hitler lors de son voyage officiel en Italie » (Ian KERSHAW, Hitler, 1936-1945 : Némésis, Paris, Flammarion, 2000, 1632 p., p. 176). Malgré les maladresses commises par Ribbentrop et l’attitude dédaigneuse de la famille royale envers le Führer, celui-ci fut satisfait de sa visite en s’assurant le soutien de son allié : « Le secrétaire d’Etat von Weizsäcker observa que l’Italie entendait demeurer neutre dans toute guerre entre l’Allemagne et la Tchécoslovaquie » (Ian KERSHAW, Hitler, 1936-1945 : Némésis, op. cit., p. 177). La mise en scène d’Une journée particulière annonce par conséquent l’imminence de l’intervention militaire qui permet à Hitler, en octobre 1938, de rattacher le territoire des Sudètes au IIIe Reich.

Scola s’intéresse avant tout à ce qui se produit sur la terrasse d’un bâtiment déserté ou sur un pallier silencieux, loin de la scène politique et de son vacarme. La cérémonie se situe donc dans un espace non représenté, qui est seulement évoqué hors-champ. La radio, que la concierge a placée dans la cour de l’immeuble, retransmet en direct la célébration, inaugurée par l’hymne fasciste. La fonction du personnage est de veiller à la diffusion de la propagande du régime sur son lieu de travail et d’habitation. La bande-son raccorde ainsi Gabriele et Antonietta au déroulement de la journée. Il semble donc que nul citoyen ne puisse échapper directement ou indirectement à l’événement.

Le commentateur insiste sur le rapprochement entre la culture italienne et allemande : « C’est au voyage de Goethe en Italie que nous pensons et à ce que son génie y gagna d’universel. Si la rencontre du romantisme allemand et du classicisme de Rome a enrichi tant la muse allemande il y a un siècle, qu’en sera-t-il de Hitler ! ». La dictature fasciste se radicalise à partir de 1936 et se rapproche sensiblement du régime national-socialiste. Selon Pierre Milza et Serge Bernstein, « Si ce raidissement du totalitarisme dans le but de faire régner en Italie un style fasciste inspiré du nazisme demeure assez superficiel, la volonté d’imitation de l’Allemagne de Hitler va conduire Mussolini a s’engager dans une voie jusque-là tout à fait étrangère au fascisme, celle de la discrimination raciale » (Serge BERNSTEIN, Pierre MILZA, L’Italie contemporaine, du Risorgimento à la chute du fascisme, Paris, Armand Colin, 1995, 367 p., p. 287).

Une séquence exprime ce racisme qui pénètre de plus en plus la société italienne. Antonietta s’assoit dans la cuisine et regarde une bande-dessinée. Une vignette montre un personnage se battant héroïquement contre des Noirs, copieusement caricaturés. Emanuele (John Vernon), l’époux d’Antonietta, travaille au ministère de l’Afrique orientale, et a certainement rapporté la revue à ses enfants afin de parfaire leur éducation raciale. L’osmose idéologique entre la société italienne et sa « grande sœur » germanique est un thème important du film de Scola. Lorsque le défilé se termine, la concierge se place au coin de l’immeuble pour attendre le retour de ses voisins. Elle s’adresse à eux lorsqu’ils traversent la cour, et leur assure qu’elle a suivi la retransmission avec grand intérêt. Une Romaine évoque son émotion lorsqu’elle a aperçu Hitler : pour elle, « Y a pas plus beau que lui ! ».

Sa réaction démontre que l’éros fasciste, souvent évoqué dans le cinéma italien (comme dans Amarcord de Federico Fellini, ou La Carrière d’une femme de chambre de Dino Risi), a exercé une véritable fascination sur une grande partie de la population féminine. Les hommes ont également été impressionnés par les festivités auxquelles ils ont assistées. Emanuele, portant son uniforme fasciste, affirme à ses enfants, lors du dîner, qu’ils ont vécu une journée mémorable. Sa femme, quant à elle, a seulement droit à son mépris, puisqu’elle n’a pas participé à ce moment glorieux qui marquera, selon Emanuele, l’histoire de l’Italie.

Partie 2 : La portée historique de l’isolement des personnages

Antonietta représente l’archétype de la mère de famille promue par le régime, qui se préoccupe seulement de l’entretien du domicile conjugal et de l’éducation de ses enfants. Sa moralité est irréprochable. Antonietta trouve dans le lit de son fils une revue érotique, et l’avertit avec pudeur des dangers de l’onanisme. Emanuele est lui aussi un fasciste modèle. Il prohibe l’utilisation de certains mots d’origine étrangère, tel que « kidnapper », et se force à faire de la gymnastique tous les matins (En effet, les fascistes imitent le modèle germanique et sont obligés « de se soumettre périodiquement à des séries d’épreuves sportives ». Cf. Serge BERNSTEIN, Pierre MILZA, L’Italie contemporaine, du Risorgimento à la chute du fascisme, op. cit., p. 287).

La tenue négligée d’Antonietta (ses bas sont filés et ses pantoufles trouées) jure par rapport à l’élégance de Gabriele, célibataire excentrique et cultivé. L’isolement dont ils sont chacun victime leur permet cependant de se rencontrer et de s’unir. En effet, d’un côté, Antonietta est confinée dans son rôle de ménagère qui l’empêche de participer à la fête, de l’autre Gabriele, ancien commentateur à la radio qui a été licencié à cause de son homosexualité (Certains critiques, comme Thérèse Giraud (cf. « Une journée particulière », in Cahiers du cinéma, n°278, juillet 1977, p. 59), soulignent que l’homosexualité n’est pas, pour une fois, liée au fascisme), est considéré comme un subversif en contradiction avec les principes viriles en vigueur à cette époque en Italie. La faible intensité des couleurs et les tons sépias accentuent d’ailleurs le côté terne des personnages, dégradés par le fascisme (Cf. Jacques SICLIER (propos recueillis par), « Entretien avec Ettore Scola », in Le Monde, 21 mai 1978, p. 25).

Un soin particulier a été apporté aux effets de transition, assurant à l’écran le lien entre les protagonistes. Un plan sur un drapeau nazi déployé par la concierge permet de passer des images d’archives à la fiction. Un mouvement de grue, très fluide, nous fait ensuite découvrir le domicile des Tiberi. Après le départ de sa famille, Antonietta ouvre la cage de son perroquet, qui s’envole et va se percher sur une fenêtre de la façade adverse. A ce moment, elle aperçoit Gabriele pour la première fois, qui est assis de dos dans son appartement, et tente vainement d’attirer son attention. En contre-champ, on découvre Gabriele qui est assis à son bureau, tandis qu’à l’arrière-plan se trouve Antonietta qui continue de faire des signes dans sa direction. Elle finit par disparaître du champ ; on imagine qu’elle sort de son appartement et qu’elle se dirige chez son voisin.

La caméra s’attarde maintenant sur Gabriele. Celui-ci entend – toujours dans le même plan – un coup de sonnette. Il ouvre la porte et fait connaissance avec Antonietta. Celle-ci réussit à récupérer son oiseau et quitte l’appartement de Gabriele pour rentrer chez elle. Une vue en plongée depuis la fenêtre nous montre ensuite le personnage en train de traverser la cour de l’immeuble. Elle monte l’escalier et à l’arrière-plan, on aperçoit Gabriele qui referme sa fenêtre. C’est la radio qui aura pour fonction de connecter les personnages entre eux lorsqu’ils se retrouveront dans leur appartement respectif. Les mouvements de caméra, l’utilisation subtile du contre-champ et la continuité de la bande-son parviennent ainsi à raccorder ces deux individus, malgré leurs différences.

Le choix de Mastroianni et de Loren a par ailleurs interpellé les critiques. Par exemple, Christian Viviani pense que « le contre-emploi radical de deux stars aux images très solidement établies empêche toute identification et excite chez le spectateur un recul critique perpétuellement tenu en éveil » (Christian VIVIANI, « Comédie brune (Une journée particulière) », in Positif, op. cit., p. 109.). Scola s’est prononcé à ce sujet : « J’ai pensé que le choix Loren – Mastroianni allait aider l’idée du film : deux personnalités opprimées par le fascisme, de même que l’industrie cinématographique opprime la personnalité des acteurs, les sacrifie sur l’autel du succès » (Claire DEVARRIEUX (Propos recueillis par), « Un entretien avec Ettore Scola », in Le Monde, 7 septembre 1977, p. 15). Mais la focalisation sur la relation ambiguë entre les deux personnages a suscité plusieurs malentendus concernant la portée historique de l’œuvre. Jacques Grant qualifie ainsi « l’utilisation du fascisme comme simple facilité de scénario » (Jacques GRANT, « Dr marcello et mister Gabriele », in Cinéma 77, n°226, octobre 1977, p. 88).

Certes, l’ancrage de l’histoire d’Une journée particulière durant la période fasciste n’était pas le projet initial du réalisateur : « A l’origine, mon histoire devait avoir lieu en 1977. Mais il était plus fort, pour montrer ce qui se passe de nos jours, d’expliquer que c’est un héritage du fascisme » (Claire DEVARRIEUX (Propos recueillis par), « Un entretien avec Ettore Scola », in Le Monde, op. cit., p. 15). Il rajoute dans un autre entretien que « l’aberration peut justement se produire sous une dictature qui a naturellement des instruments de répression plus directs, plus violents, plus immédiats, mais qui selon moi ont la même matrice et ont finalement le même pouvoir que les systèmes de mise à l’écart actuels » (Jean A. GILI, « Entretien avec Ettore Scola », in Ecran, n°62, octobre 1977, p. 42.). Pourtant, le scénario final décrit de manière très précise plusieurs aspects du fascisme. Le rejet de l’homosexualité dans le film est certainement une leçon de tolérance pour les spectateurs italiens, mais exprime avant tout la praxis coercitive du pouvoir mussolinien. Le critique de La saison cinématographique ne se trompe pas en affirmant que « Le tour de force est d’avoir exprimé, avec une telle simplicité de narration, toute la quintessence du fascisme » (« Une journée particulière », in La saison cinématographique, n°332, octobre 1978, p. 313).

Gabriele feuillette un album de photographies où Antonietta a inscrit plusieurs préceptes du chef italien. En quelques phrases, les scénaristes parviennent à suggérer les valeurs imposées par le régime, telles que « Femmes fascistes, vous devez être les gardiennes du foyer. Signé M. », ou encore « L’homme n’est pas homme s’il n’est pas mari, père, soldat. Signé M. ». Le statut de la femme est complètement dévalorisé : « Inconciliable avec la physiologie et la psychologie féminine, le génie est uniquement masculin ». Une mention est faite au culte « érotique » du chef, seul forme d’adultère que peut se permettre l’épouse : « Si tu me dis : oui j’aime Mussolini, moi qui suis l’époux je ne suis pas jaloux ».

Antonietta raconte d’ailleurs qu’elle a rencontré Mussolini quatre ans plus tôt, avant de s’évanouir sous le coup de l’émotion. La mère de famille, comme beaucoup d’Italiennes, entretient une passion ardente pour Mussolini, sentiment qui flattait même, aux dires de Scola (Jacques SICLIER (propos recueillis par), « Entretien avec Ettore Scola », in Le Monde, op. cit., p. 25), l’orgueil des maris. Le réalisateur évoque également la grotesquerie du régime, en insérant une phrase absurde de Mussolini : « Ce ne sont pas les Alpes qui font les Alpins, mais les Alpins qui font les Alpes ». Pour Scola, « C’est vraiment un détail de dérision. On pourrait presque ouvrir un concours pour chercher ce que cela veut dire… » (Jacques SICLIER (propos recueillis par), « Entretien avec Ettore Scola », in Le Monde, op. cit., p. 25).

Partie 3 : L’individu face à la communauté fasciste

Gabriele se trouve dans l’appartement d’Antonietta lorsque la concierge vient lui rendre visite. Le caractère suspicieux de la gardienne l’amène à se méfier du célibataire, qu’elle ne juge pas fréquentable à cause de ses idées subversives, qui sont à l’origine, selon elle, de son licenciement. La mère de famille, très gênée, ne peut croire sa voisine : « C’est un monsieur tellement bien, ça ne peut pas être un antifasciste ! ». Son comportement à l’égard de Gabriele change cependant radicalement après son entrevue avec la concierge. Antonietta se sent désormais supérieure à son hôte (qui l’avait auparavant impressionnée par sa collection de livres) car elle se sait meilleure fasciste que lui. Elle le traite donc avec mépris, et lui reproche d’être venu chez elle. Gabriele décide de quitter les lieux et déclare : « En définitive, on finit toujours par se rallier à l’opinion générale ». Cette phrase que prononce le personnage est le pivot du récit. En effet, la suite du film va démontrer que des individus semblables à Antonietta peuvent se démarquer, sous certaines conditions, du groupe qui exerce sur eux une influence déterminante.

Les deux protagonistes se retrouvent sur la terrasse de l’immeuble. Antonietta enlace Gabriele, qui lui avoue alors son homosexualité et les véritables raisons de son renvoi de la radio. Ses employeurs l’auraient ainsi congédié car ils le considéraient comme un individu « défaitiste, inutile et de tendance dépravée ». Scola explore une facette peu commune de la subversivité dans le cinéma italien. Gabriele n’est pas réfractaire au régime sur le plan de la conscience politique, comme par exemple Olmo (Gérard Depardieu) dans 1900, mais sur celui de la morale et des valeurs de l’ordre fasciste.

La réaction d’Antonietta est violente. Celle-ci pensait retrouver chez cet homme un simple avatar – du reste un peu plus sensible – de son époux. Le fait de découvrir sa véritable nature sexuelle, jugée déviante par le régime, provoque chez elle un sentiment de honte. Elle le gifle et retourne dans son appartement, tandis que Gabriele crie dans la cage d’escalier les différents surnoms donnés aux homosexuels. Antonietta prend néanmoins rapidement conscience de la stupidité de ses préjugés moraux. Elle se réconcilie avec son voisin et décide de déjeuner avec lui ; pour Scola, la barrière qui les sépare n’est pas infranchissable. Les séquences suivantes permettent aux personnages d’acquérir une nouvelle dimension psychologique.

Antonietta dévoile à Gabriele son mal-être matrimonial. On comprend dès lors que sa foi dans le régime est sentimental et tient davantage de la bigoterie que d’une conviction politique affirmée, contrairement à la concierge qui représente un fascisme plus réactif (La gardienne a une croyance exaltée dans le régime : les délits commis par les chemises noires importent peu ; seule leur fidélité envers le parti est importante à ses yeux). L’adhésion d’Antonietta à l’idéologie mussolinienne correspond à un transfert émotionnel lui permettant de dépasser la médiocrité de son existence. Elle n’est donc pas une pauvre ménagère délaissée par son mari, mais la protectrice des valeurs familiales, dont la pérennité est indispensable pour assurer l’équilibre de la nation. Gabriele semble soumis à une forme d’aliénation similaire. En effet, comme le dit Gilles Cebe, « en essayant d’adhérer au parti fasciste, en se faisant remarquer avec une amie, il s’est lui aussi abandonné à la représentation » (Gilles CEBE, « Une journée particulière », in Ecran, op. cit., p. 41) ; il s’est néanmoins rapidement rendu compte qu’il ne pouvait appartenir à un « parti d’hommes ».

Les deux personnages se rejoignent par conséquent dans leur désir de conformisme, qui aboutit à un cuisant échec dans le cas de Gabriele. Les protagonistes finissent par faire l’amour. Après une courte ellipse, le spectateur remarque que la retransmission radiophonique s’est achevée. Bientôt, les voisins vont revenir de la fête, et leur courte idylle devra prendre fin. Les Tiberi se retrouvent pour le dîner. De prime abord, la vie d’Antonietta semble avoir repris son cours normal. Pourtant, deux détails permettent de souligner un changement évident dans son comportement. Premièrement, elle n’a accompli aucune tache ménagère durant l’absence de sa famille, ce qui lui a permis de rompre, même durant un temps assez bref, avec l’image de boniche voulue par le régime. Deuxièmement, on se souvient qu’au début du film, elle avait demandé à ses enfants de lui raconter en détail l’événement à leur retour. Antonietta ne prête cependant aucune attention lorsque ces derniers évoquent la célébration. Les enfants sont hors-champ, tandis qu’un zoom avant focalise l’attention du spectateur sur le visage de leur mère. Quand son fils lui dit qu’elle aura beaucoup de journaux à découper le lendemain pour son album, Antonietta reste silencieuse, les yeux perdus dans le vague. Elle repense évidemment à la relation qu’elle a eu avec Gabriele.

Son enthousiasme pour le fascisme est par conséquent terriblement amoindri. Il a suffi d’une seule journée pour remettre en cause toutes ses croyances politiques et idéologiques. Antonietta sort peu à peu de la caverne, et découvre la réalité coercitive du fascisme. Dans la dernière séquence, Gabriele est emmené par deux hommes pour être interné avec d’autres subversifs à Carbonia, en Sardaigne. Sa rencontre impromptue déclanche chez Antonietta un processus de révolte silencieuse, qui débute par la lecture des Trois mousquetaires, l’ouvrage que lui a donné son amant d’un jour.

Désormais, le réalisateur peut abandonner les effets de transition qui reliaient les protagonistes, car l’expérience qu’Antonietta a vécue se perpétue désormais dans sa démarche culturelle. Pour Scola, la lutte contre l’ignorance est le meilleur rempart contre le fascisme. Sur ce point, Une journée particulière rejoint des films comme Amarcord, qui démontrent également le besoin de la population d’être dirigée par des maîtres à penser. Les films italiens sur le fascisme, réalisés dans les années 1970, sont ainsi des réquisitoires qui célèbrent l’intelligence individuelle face au conformisme grégaire qui a survécu, selon les réalisateurs, à l’effondrement du régime mussolinien.

Titre original : Una giornata particolare

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Durée : 105 mn


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