Le Criminel (The Stranger)

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Virtuose, bancal, passionnant, « Le Criminel » d’Orson Welles est à (re-)découvrir absolument à l’occasion de sa ressortie en DVD et en salles le 22 août 2012.

Au sein de la carrière chaotique d’Orson Welles, Le Criminel (1946) fait figure d’exception. Tout d’abord, c’est l’unique fois qu’un film de Welles rencontra d’emblée un succès commercial – même Citizen Kane (1941) ne devint rentable qu’au fil des ressorties. À rebours de ce dernier, Le Criminel apparaît comme une œuvre de commande se coulant dans un moule scénaristique assez consensuel. Après les échecs notoires de Citizen Kane et La Splendeur des Amberson (1942), manifestes esthétiques quasi-expérimentaux fomentés au cœur de l’industrie hollywoodienne, Welles a apparemment voulu prouver aux studios qu’il pouvait aussi être un bon élève, c’est-à-dire réaliser un film commercial en respectant les limites de temps et de budget ; c’est du moins ce qu’il déclara à maintes reprises, allant jusqu’à prétendre qu’il n’y avait rien de lui dans Le Criminel. Assertion qui, à sa re-vision, mérite d’être fortement nuancée.

Une intrigue efficace mais manichéenne

Le film aborde les répercussions de la Seconde Guerre mondiale non à travers le retour des anciens combattants comme dans Les Plus belles années de notre vie (1946) de William Wyler, mais à l’aune d’une thématique alors originale : la chasse aux anciens responsables nazis. À cet égard, Le Criminel est d’autant plus marquant qu’il s’agit de la première production de studio à inclure des images filmées des camps de concentration. Le récit gravite autour d’un criminel de guerre allemand, interprété par Orson Welles, réfugié sous une fausse identité dans une bourgade américaine banale et paisible, où la caméra nous introduit, non sans ironie, par un faux raccord à partir d’une carte postale. Sur celle-ci se dresse une église au clocher effilé, bâtiment immaculé au sommet duquel l’ancien nazi métamorphosé en respectable instituteur peut s’adonner à sa passion a priori innocente pour l’horlogerie.

Les rôles apparaissent clairement tranchés, au profit d’un manichéisme inhabituel chez Welles : d’une part, le traqueur d’anciens nazis, joué par le magnétique Edward G. Robinson, et Mary, la fille du juge, amoureuse du personnage de Welles dont elle ignore le passé ; d’autre part le criminel en question, angoissé, manipulateur, qu’on devine plus qu’on ne ressent monstrueux. En effet, le scénario ne donne guère l’occasion de sonder les abîmes de son psychisme, d’autant que le seul homme qu’il parvient à assassiner sous nos yeux est un ancien acolyte nazi, en apparence bien plus sinistre que lui. L’ambiguïté ainsi créée – le spectateur devenant presque complice de ce meurtre enrobé de suspense – ne vient hélas pas pénétrer en profondeur la suite du film : c’est que le scénario emprunte alors la voie facile de l’empathie en glissant vers le point de vue de Mary, dont le scepticisme, la détresse, puis le dilemme moral accompagnent un crescendo dramatique efficace. Le suspense culmine dans une séquence demeurée célèbre, qui tire profit du potentiel vertigineux du clocher et de son esthétique baroque. Tout juste peut-on regretter que l’ultime scène soit expédiée de manière aussi sèche.

 


Une virtuosité qui fait sens

Une bonne partie du Criminel fait penser à deux très beaux films paranoïaques réalisés quelques années plus tôt par Alfred Hitchcock : Soupçons (1941), où une jeune femme soupçonne son époux d’être en réalité un tueur en série ; et L’Ombre d’un doute (1943), basé sur l’arrivée dans une ennuyeuse ville de province d’un jeune homme dont la nièce, d’abord fascinée, finit par découvrir la nature criminelle. Ces deux films traitent notamment des névroses couvant sous les apparences feutrées d’une Amérique beaucoup moins innocente qu’elle ne se rêve. Formellement, Hitchcock se plaît à aplanir l’image, la strier de lignes horizontales et verticales, subordonnant ainsi le réel à une épure géométrique. D’où une sensation d’emprisonnement, accompagnée d’une angoisse sourde, croissante, partagée à la fois par le personnage principal (dans les deux cas, une jeune femme innocente qui fera l’expérience du mal présent tout près d’elle) et par le spectateur.

Orson Welles aborde ici des thématiques proches par un style aux antipodes. Le spectateur du Criminel est d’abord moins happé par le récit proprement dit que par la virtuosité visuelle déployée par Welles avec l’aide de son chef-opérateur Russell Metty : jeux d’ombres et de lumières rappelant ostensiblement l’expressionnisme allemand ; usage de courtes focales creusant le champ au gré de plongées et contre-plongées parfois baroques ; enfin, multiplication des plans-séquences, auxquels il arrive d’arpenter l’espace dans un sens puis dans l’autre, comme pour souligner la réversibilité de l’espace en regard du fantasme impossible de réversibilité du temps – de fait, le passé reste ineffaçable, le coupable ne pourra échapper à son châtiment. Les champs/contrechamps sont rares : les personnages, qui ne cessent de se jauger, s’affronter, se trouvent en général circonscrits dans le même cadre aux lignes de fuites contrôlées, aux angles arrondis, si bien que l’image semble à la fois gonflée et rétrécie, prête à exploser. Rien n’est stable. Les repères se brouillent. C’est ainsi que la réalisation de Welles s’accorde harmonieusement avec cette histoire de doutes et d’existences qui basculent. Ne manque au Criminel que la complexité inconfortable mais enivrante d’autres transpositions wellesiennes de polars, jouissant d’une liberté formelle, d’un goût pour les faux-semblants incomparablement plus troublants : on songe surtout à La Dame de Shanghai (1947), réalisé dans la foulée du Criminel, et à La Soif du mal (1958).

En définitive, Le Criminel s’avère un film captivant malgré ses défauts. Outre le plaisir immédiat pris à son revisionnage, on peut l’apprécier comme un témoignage. Celui, littéralement, face à un pan de notre histoire, évoquant des abominations qui n’ont pas fini de hanter l’inconscient collectif. Mais aussi, extra-diégétiquement, celui de l’homme et de l’artiste Welles lui-même, qui tenta à cette occasion de réguler sa fièvre créatrice, quitte à aller à l’encontre de sa nature profonde. À cet égard, on ne peut s’empêcher de penser que l’étranger du film, évoqué dès le titre (The Stranger en version originale), est Welles lui-même. Étranger aux valeurs hollywoodiennes. Étranger, même, à la plupart des hommes trop conventionnels qui l’entouraient. Cette singularité tragique d’un être à la fois charismatique et fragile, enfant surdoué et monstre ingénu, tantôt fumiste hâbleur, tantôt créateur génial, tisse un fil qui court à travers toute son œuvre, foisonnante, insaisissable, inégale, fascinante. Dans cette optique, Le Criminel a pleinement sa place parmi les incontournables de sa filmographie.

Un mot du DVD du Criminel édité par Splendor films : il déçoit à plus d’un titre. Pas d’écran de menu ou de navigation. Plus grave : aucun supplément, pas même une bande annonce. Mais le pire est le recours à un master manifestement non restauré, parfois constellé de points blancs, quand bien même l’ensemble affiche une tenue correcte au regard de l’âge du film. Faut-il sanctionner cette négligence ? Ce serait dommage. Le Criminel est bien un film à voir et à revoir. Son moindre mérite n’est pas d’inciter à nous replonger dans d’autres joyaux de l’œuvre de Welles, encore plus noirs et incandescents que ce beau film inaccompli.

Titre original : The Stranger

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Durée : 95 min mn


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