Dans un camp de prisonniers français de l’hiver allemand 1940, un gradé du Troisième Reich distribue les rôles. Les sous-officiés vaincus face à lui, l’écoutent attentivement leur demander de collaborer au bon fonctionnement du camp. Caméra fixe, soldats nobles dans leur défaite, Allemands s’exprimant dans un français parfait, la scène est grave, martiale. Un sous-officié fait un pas en avant et s’exprimant au nom de tous, promet qu’il fera tout son possible pour que leur incarcération se passe au mieux. Ses compatriotes autour de lui baissent la tête, embarrassés par l’humiliation que représente ce pas en avant jubilatoire, comme s’ils perdaient la guerre une seconde fois. D’un côté les soldats français trop sensibles à la flatterie allemande, de l’autre, la France debout, qui tente de rester digne… Puissante mais très classique, cette scène d’ouverture du Caporal épinglé, cette distribution manichéenne des rôles n’illustre que trop mal ce qu’est le dernier film de Jean Renoir au cinéma. Identifier les bons des mauvais n’y a que très peu d’importance. A travers la défaite française de 1940, ceux qui ne chercheront qu’à survivre, qui feront ce pas en avant, seront rares. Ce que l’on veut dans Le caporal épinglé, c’est vivre.
Continuer à vivre
Vivre, c’est avant tout refuser l’enfermement, fuir. Les prisonniers français du Caporal épinglé ne cessent de s’enfuir mais, toujours rattrapés, retournent inlassablement au stalag. Trois amis, le caporal (Jean-Pierre Cassel), Pater (Claude Brasseur) et Ballochet (Claude Rich) font partie de ceux qui prennent leur chance. Vaines, leurs tentatives d’évasions leurs prouvent tout de même qu’ils sont bien vivants, au contraire des soldats qui acceptent passivement leur situation et attendent la fin de la guerre. La résistance dans le Caporal épinglé est toute personnelle, filmée à hauteur d’homme. Avant d’agir pour la France, les soldats français résistent pour eux même, pour leurs copains. Résister, c’est alors se vouloir vivant, se savoir vivant. La légèreté avec laquelle Renoir traite le retour à la vie de ces soldats, en opposition à la gravité de leur histoire, va à l’époque diviser.
Des scènes burlesques en effet vont venir s’incorporer à la vie des personnages et même dans la plus sérieuse des situations, permettent pendant quelques instants, de s’évader du camp, de cette guerre déjà finie pour eux. Pour ce faire, en adaptant le roman de Jacques Perret, Renoir, aidé par les compositions de Cosma et secondé par Guy Lefranc à la réalisation, retournera au temps du muet. Plus que de tuer ou assommer un garde allemand avant de s’enfuir du camp, à défaut de lui botter les fesses on l’enfermera dans les toilettes. On pense à Chaplin, et le décalage extrême entre la situation de l’époque et le comportement des soldats de Renoir, au lieu d’installer un certain malaise, sert chacun des personnages. Car c’est par le burlesque, le rire, que ces hommes enfermés se rapprochent, s’attachent et retrouvent l’humanité qu’on avait essayé de leur ôter. L’esprit de camaraderie poussant même certains tel Pater à ne plus vouloir s’enfuir, de peur qu’une fois libre cette amitié d’entre quatre grilles s’échappe elle aussi.
Quand le caporal tombera amoureux de la fille d’une dentiste allemande, il touchera du doigt cette vie après laquelle il court depuis si longtemps. Les scènes d’intimité entre les deux jeunes gens et leur complicité touchante, appuiera encore le propos de Renoir. Comme dans La grande illusion, l’absurdité des frontières se retrouve alors ici, de façon plus modeste certes, mais tendre, évidente. Pourtant une phrase de la jeune fille va changer la donne pour le caporal. On m’a dit que vous vous étiez évadé. J’aime un homme qui n’est pas un esclave. Lui qui avec ses camarades avaient réappris à vivre, le dos courbé mais la tête haute, lui qui accepte cette vie, est-il malgré tout, toujours un esclave? Son regard hébété face caméra nous répond: pour lui désormais, vivre ne suffit plus.
Se battre à nouveau
Ballochet cesse de vouloir s’échapper. Très bien installé dans le camp, il y trouve un travail, est désormais respecté. Il ne s’agit pas ici de collaboration active, Renoir ne nous présente qu’une certaine forme d’acceptation lasse. Comme si le camp se transformait en un microcosme protégeant chacun de ses habitants. Le caporal, poussé par sa rencontre amoureuse, change également. Au contraire de son ami, le camp dans lequel il avait lui aussi pris ses marques ne lui a jamais semblé aussi petit. Quand il fait part à Ballochet de son souhait de quitter définitivement leur prison, ce dernier ne l’entend que trop bien. Lyrique, théâtral, le jeune homme peureux veut alors s’enfuir également, mais seul, sans plan. Un personnage comme moi ne peut partir que seul déclame t-il une nuit après avoir frappé les trois coups avec un balais. Renoir fait de cette fuite suicidaire, le point culminant de son film. Hors-champ, il ne la filme pas directement, mais se contente de cadrer chacun des visages de ses compagnons, leur espoir, la peur qui les ronge pendant qu’ils décomptent chaque seconde de l’évasion de leur ami. (…)11, 12, 13, 14, il longe la baraque, 15, 16, 17, 18, 19, 20, maintenant il est à découvert (…). A deux minutes, le visage du caporal s’illumine, Ballochet est passé. L’un d’eux est enfin libre. Le retentissement d’une rafale de mitraillette les ramènent tous à leur réalité: les baraquements, les grillages, les rondes de gardiens. Pour le caporal, seulement quelques jours séparent sa rencontre avec la jeune fille allemande, de la mort de son copain. S’en est trop pour lui: il s’enfuira bientôt avec Pater.
Les deux amis arriveront jusqu’à Paris. Sur le pont de Tolbiac, au dessus de la Seine, le caporal promet à un Pater libre mais déjà mélancolique (rien ne l’attend ici), qu’ils se reverront. Dans la résistance sans doute mais peu importe. Car pour qui et pour quoi se bat-on dans Le caporal épinglé? Renoir a choisi le noir et blanc pour pouvoir intégrer à son film des images d’archives pouvant répondre à son récit, mais son caractère historique n’est qu’un prétexte pour filmer autre chose. Filmer modestement la solitude de ces hommes si loin de chez eux, l’absurdité des frontières, l’amitié, l’amour qui sauve. Sans idéal politique aucun, Renoir réalise avec Le caporal épinglé un film foncièrement humain. Et la patrie dans tout ça? En plein gaullisme, Claude Brasseur, bouleversant en Pater, nous donne un début de réponse, alors même qu’il rejoint sa France : Ma terre à moi, c’est là où est mon copain.