1935, deux jumeaux d’une dizaine d’années, Niles et Holland, vivent paisiblement dans la campagne américaine. Élevés par leur grand-mère Ada, celle-ci leur apprend le « jeu », une aptitude paranormale visant à prendre possession d’un animal par la pensée. Après lugubre incident, Niles se met à douter de son frère.
Tromper le spectateur
L’Autre est à part dans l’œuvre de Robert Mulligan. Considéré comme son film le plus sombre, il aura lui-même du mal à se remettre de cette noirceur ambiante. Pourtant l’on y retrouve un de ses thèmes de prédilection, la perte de l’innocence, ici à travers le regard d’un jeune garçon dont la réalité explose à la figure. Si Mulligan n’est pas resté dans les mémoires tout au long de sa carrière, c’est probablement pour son classicisme de surface et parce que Alan Pakula, réalisateur avec lequel il a beaucoup travaillé, aura eu plus de succès, lui faisant indirectement de l’ombre. Pourtant L’Autre est un film profondément perturbé, perturbant, et classique seulement en apparence. Il repose sur un impressionnant retournement de situation en milieu de film qui redistribue les cartes et permet de comprendre l’étrangeté qui se dégage depuis déjà une heure de visionnage. Mulligan commence par nous présenter ce qui devrait être une americana des plus classiques, mais très vite la mort d’un enfant vient nous plonger dans un climat de deuil constant, amplifié par la mort toujours étrange de plusieurs personnages tout au long du film.
Dès lors, l’on se met à confondre les deux jumeaux. Ils semblent mélanger leurs actions sans pour autant que leurs agissements vendent la mèche du retournement de situation. On plonge dans une histoire en apparence peu originale, l’un des jumeaux aurait hérité de toute la gentillesse du monde, tandis que l’autre ne serait qu’un être maléfique. Cet univers présenté est boiteux, l’on ne sait pas pourquoi la mère des jumeaux semblent dépressive, pourquoi Niles est si obsédé par la bague de son défunt père. Ces questions trouvent une réponse dans ce très beau twist qui modifie la perception du spectateur sans que son impact soit décevant, et ce parce que tous les éléments étaient distillés avec justesse pour que l’on se fasse avoir sans s’en rendre compte. Mulligan est un redoutable scénariste capable de duper son audience avec brio, mais le véritable mérite revient à sa mise en scène, toutes les clés nous étaient montrées par des plans vaporeux, aussi anecdotiques qu’importants.
Créer du fantastique
Ce retournement implique la mort de Holland, tombé dans un puits il y a plusieurs années de cela. Le deuil étant trop dur à supporter pour Niles, sa grand-mère lui fait depuis croire que son frère est encore vivant, utilisant ce qui semble aussi bien être une forme de spiritisme qu’une aptitude paranormale. On comprend alors que toute la première partie du film est vue par le biais de la vision déformée de Niles, et que la confusion entre les jumeaux coïncide avec cette double personnalité. La perte d’innocence dont il est question est survenue bien avant la diégèse du film, c’est Niles qui a commis tous ces méfaits, mais le film ne nous révèle jamais s’il s’agit d’un paterne psychologique ou si Holland vient hanter son frère après sa mort. Les morts qui survenaient avant cette révélation étaient des accidents provoqués par Niles (comment savoir que la voisine aurait une crise cardiaque à la vue d’un rat), mais dès lors que son innocence s’effondre aux yeux du spectateur, le film escalade dans l’horreur, rendant les « meurtres » bien plus terribles éthiquement parlant. On tend à comprendre la réaction de Mulligan face à son propre film, plus habitué à cette époque à réaliser des œuvres manichéennes et joyeuses, cette plongée au milieu du chaos semble à part dans sa filmographie, décrivant la perte d’innocence comme un refoulement, le refus d’accepter l’horreur du quotidien. Ces personnages qui semblent mener une vie tranquille sont en réalité tous marqués par la vie (principalement en mal), et même Ada, la seule qui aura tenté de s’extirper elle et son petit-fils de cette misère, échoue et préfère se donner la mort en guise de châtiment divin. L’ange censé apparaître pour amener les âmes au ciel (comme elle l’explique à Niles) ne se montre jamais, laissant alors nos héros en proie au démon.