Le complexe industriel de l’animation intello.
Le grand problème avec les artistes pasticheurs, c’est qu’on ne sait jamais trop quand ils sont sincères, quand ils sont facétieux, et quand ils sont en train de citer. Dans les cadeaux qu’ils nous font, on se demande lesquels proviennent réellement d’eux, de leur regard, de leurs efforts, et lesquels ils ont volés ou empruntés à d’autres, s’appliquant à réinjecter leurs propres journaux de visionnage dans l’économie circulaire du cinéma. Il n’y a rien en particulier qui cloche, à proprement dire, dans La Plus Précieuse des marchandises, le premier film d’animation réalisé par Michel Hazanavicius. Si le long-métrage avait été signé par qui que ce soit d’autre, il y a des chances que nous aurions ressenti plus d’enthousiasme à son égard, au moins autant que le reste de la presse en a montré lors du passage du film en sélection officielle, au dernier festival de Cannes. Mais puisque c’est bien le circassien derrière OSS 117 qui a choisi d’adapter le conte de Jean-Claude Grumberg, La Plus Précieuse des marchandises interroge : Au fond, ne nous donne-t-il pas, comme les précédentes tentatives par Hazanavicius d’évoluer vers le drame et la comédie dramatique, l’impression qu’il a été réalisé comme le cinéaste pensait qu’un film « de ce genre » se devait de l’être ?
Dès le dossier de presse, nous redoutions qu’Hazanavicius fasse trop de manières. Le casting vocal du film (des rejetons de la Comédie-Française : Dominique Blanc, Grégory Gadebois et Denis Podalydès) l’inscrit dans une certaine tradition de l’animation de qualité française. Des cinéastes comme Christian Desmares et Éléa Gobbé-Mevellec, tous deux issus de la prestigieuse école des Gobelins, se sont en effet retrouvés à distribuer des acteurs célébrés pour leur carrière en prises de vues réelles plutôt que des doubleurs de profession dans leurs films. Hazanavicius suit leur exemple, il les imite, il les remixe. Lui qui a commencé en écrivant, dans La Classe Américaine, pour certaines des voix les plus iconiques du monde de nos VF, répète désormais l’erreur qu’avaient fait les directeurs artistiques Richard Heinz et Michel Deville sur l’importation de Shining : choisir Jean-Louis Trintignant pour un rôle qui ne lui convient pas du tout. Narrant le film en voix-off, Trintignant donne une partition posthume qui tourne malheureusement autour du pot. Nous n’avons pas lu le livre original dont est tiré le film, mais nous sommes prêts à gager, au regard du ton de fable de l’ensemble (nous sommes dans un monde fait de bois profonds, de personnages qui peuvent s’appeler, simplement, « Pauvre Bûcheron » et « Pauvre Bûcheronne »), que le texte qu’il déclame ne s’entend pas tout à fait comme ceci. Il aurait fallu plus d’humilité, moins de solennité. Plus d’intimité de coin du feu, moins de cérémoniel de côtés cour et de côtés jardin. (Il serait intéressant, à ce niveau-là, de comparer la version filmique de La Plus Précieuse des marchandises à sa version livre audio, narrée par Pierre Arditi).
Il existe aujourd’hui, en France, une sorte de chaine de production du bon goût et de la fiction intelligente, dont sortent tout chaud la plupart des films animés nommés aux Césars. Ici, la turbine est le studio 3.0, qu’on connaît pour La Tortue Rouge et les séquences dessinées de The French Dispatch. La société avait déjà, sur son CV, un autre film sur l’horreur de la Seconde Guerre Mondiale : le court-métrage Shoah : Bernard Ores, réalisé par Baptiste Drapeau. Mais si Hazanavicius récupère bien les codes de ce genre de productions (notamment : un goût pour des séquences assez ostentatoires sans dialogues, ici annotées au mortier par la bande-son d’Alexandre Desplat), le résultat paraît compassé, pas tellement authentique vis-à-vis de ce qu’on trouve bon chez Hazanavicius. Nous nous sommes demandés, à plusieurs reprises pendant la projection, à quoi aurait pu ressembler La Plus Précieuse des marchandises dans d’autres mains. Celles de Robert Guédiguian, par exemple : c’est vers lui que Grumberg s’est, en premier, dirigé pour le projet d’adaptation, et c’est sans doute par le biais de cette implication que le cinéaste marseillais s’est retrouvé à la production, au générique. Également à la production : Les frères Dardenne, et Riad Sattouf. (Ce dernier est également un ancien élève des Gobelins, mais, son parcours au cinéma étant bien plus chaotique que ce diplôme ne le laisse à penser, on imagine que ce n’est pas de lui que provient cette filiation qu’a l’œuvre).
Moi, ma femme, mon frère, et le cinéma des autres.
À la question « Qui est le Steven Spielberg français ? », certains ont répondu Luc Besson, d’autres ont répondu Patrice Leconte. Notre choix à nous, si tant est qu’il est encore pertinent de le partager, se porte bien sur Michel Hazanavicius, ce réalisateur-producteur-monteur dont le cinélinguisme s’exprime, semble-t-il, à l’exclusion de toute autre vocation. Les deux artistes, en effet, ont l’un comme l’autre commencé à la télévision (Columbo & Duel pour l’ainé, Canal et les remontages/redoublages pour le cadet). Ils ont tous les deux un esprit de collectif, matérialisé par des films à sketches réalisés avec des copains (La Quatrième Dimension et Les Infidèles), ils se sont posés la question de la place des histoires dans l’imaginaire enfantin (Hook et Le Prince oublié), celle de la guerre (Il faut sauver le soldat Ryan et The Search). Ils sont tous les deux bédéphiles (Les Daltons, même si Hazanavicius fut au final privé du poste de réalisateur ; Les Aventures de Tintin), ont dirigé à l’écran leurs épouses (Kate Capshaw et Bérénice Béjo), aidé des membres de leur famille à démarrer (la scénariste Anne Spielberg, l’acteur Serge Hazanavicius)… Alors, c’est vrai, la thématique du divorce et de la famille à reconstruire, si constitutive pour Spielberg, est absente ou traitée avec beaucoup moins de sentiment chez ce qui serait son homologue parisien. Mais ils ont beaucoup plus en commun que ce que l’on pourrait croire, surtout quand on s’intéresse aux personnages qu’ils ont le plus mis en scène. Au fond, le personnage d’Hubert Bonisseur de La Bath n’est-il pas le résultat gaulois de la même démarche hommagée qui a donné naissance à Indiana Jones ? L’archéologue d’Harrison Ford est un personnage iconisé, iconisant qui convoque à lui seul l’amour que Spielberg et George Lucas portent au cinéma de serials et au milieu de l’âge d’or Hollywoodien. L’espion interprété par Jean Dujardin est un détournement affectueux et célébratoire de la patte d’André Hunebelle, mais aussi d’une certaine bonhomie purement Belmondienne.
Ainsi, comme Spielberg avec La Liste de Schindler, on sent, dans La Plus Précieuse des marchandises, une interrogation de la part d’Hazanavicius sur le passé de l’Europe, sur la difficulté pour le cinéma de représenter les camps de concentration, l’ahurissante souffrance qu’a vécu peuple juif pendant le génocide. Sous cet angle, La Plus Précieuse des marchandises nous met quelque peu mal à l’aise : c’est, d’un côté, ce film si élégant qu’il en est feutré, attendu. Vous pouvez sûrement tout deviner de l’ambiance et du contenu du film en regardant la bande-annonce, c’est un film qu’on peut déduire par complétion automatique, comme une recherche sur Google. C’est, de l’autre, le seul « film sur la Shoah » qu’Hazanavicius aurait pu réaliser : c’est un grand détournement. C’est un film qui remonte, qui mélange, qui associe, et qui rebondit constamment, afin que l’histoire ne devienne jamais à ce point désagréable et appesantie qu’elle frappe trop près des cordes sensibles familiales (Hazanavicius dira sobrement, dans la presse, « [venir] de cette histoire-là », sans donner plus d’infos). Le film est segmenté : on passe du point de vue de « Pauvre Bûcheronne » à celui de « Pauvre Bûcheron », puis à « Bûcheronne » à nouveau. On enchaîne avec celui de « l’Homme à la tête brisée », et, régulièrement, on coupe en racontant la survie d’un médecin dans les camps, père déporté qui, pour épargner le même sort à l’un de ses bébés, l’a abandonné dans un coin enneigé de campagne polonaise. Le long-métrage a une structure narrative qui lui donne la forme, si ce n’est la force, d’autres films. Mais il est, en d’autres aspects, très dissipé : quand on assiste à l’affaiblissement, le dépérissement progressif du médecin en tant que prisonnier, on a l’impression d’assister à une « parenthèse Art Spiegelman ». La toile de fond du film ne coagule jamais en une présence concrète, tangible, car Hazanavicius ne résiste plus à l’idée de faire de ses réalisations des toupies. La noirceur de l’antisémitisme tel qu’exprimé dans notre pays est éloigné de l’esprit des spectateurs : à l’exception du médecin, les personnages ne sont pas français, pas cathos, et n’ont donc pas ce conservatisme spécifiquement chrétien. Celle de l’antisémitisme polonais l’est également, car réduite en ignorance rurale : petit à petit, en entendant partout le pouls du bébé retrouvé et adopté, un personnage va finir par se rendre compte, dira-t-il, que « les sans-cœurs ont un cœur ». Spielberg a beaucoup été critiqué pour la spectacularité de Schindler. En ce sens, nous avons envie de dire qu’Hazanavicius est sur ses talons, car il manifeste un excès de confiance qu’on trouve typique des cinéastes. Il faut vraiment avoir un cerveau de monteur pour imaginer qu’un bruitage, répété ou pas, peut changer l’âme de quelqu’un. (Une autre manière, en somme, d’interpréter son intérêt pour l’apparition du son dans The Artist…)
Lors de l’avant-première du film au festival Cinema For Change, la productrice Florence Gastaud en a évoqué les coulisses. L’exercice était plus ou moins l’inverse d’un storyboard, le but y était de prendre, en un bloc de tournage très expéditif, et loin de toute campagne et de toute neige, des vues réelles qui allaient servir de références pour le futur travail d’animation. Cette approche de la rotoscopie est intéressante. C’est peut-être là le grand acte manqué de La Plus Précieuse des marchandises. Hazanavicius, cet élève appliqué, a pris le temps de changer son procédé, son rapport au médium de l’image en mouvement, mais pas celui de changer les conventions d’écriture et de rythme, que ce soit les siennes ou celles de son milieu. Le making-off de La Plus Précieuse des marchandises est destiné à être un meilleur film que sa version sortie. Certainement, cet envers du décor (Gastaud parle d’une vidéo où des comédiens marchent dans des piscines à balles, pour simuler la marche dans la neige) est destiné à être plus captivant que Mes amis, Le Redoutable, Le Prince oublié et Coupez !, série de films méta mais pataugeurs, qui nous signalent que décidément, l’artiste est incapable d’arrêter de réaliser The Fabelmans.