“Alors, ça ne suffit pas de marcher sur les colonies, il faut encore qu’on piétine les colonisés.” (Ousmane Sembène)
Ousmane Sembène militant anticolonialiste et écrivain-cinéaste baroudeur
Se démarquant d’un Jean Rouch qu’il tient pour un entomologiste pour ce qu’il considère les Africains comme des “insectes”, Sembène Ousmane, tel qu’il aimait s’appeler, se revendique comme étant un farouche militant anti colonialiste. Indigné et vent debout face à la condition faite aux Africains, lui-même panafricain convaincu, son destin ne cesse de bifurquer. Son éternel tuyau de pipe en épi de maïs vissé à la bouche, l’homme est viscéralement un
franc-tireur. Ancien tirailleur sénégalais tour à tour mécanicien, maçon, débardeur sur le port de Marseille, écrivain-cinéaste, le cinéma est pour lui une opportunité et un outil de subversion dans son pays : le Sénégal où sévissent drastiquement l’analphabétisme et l’illettrisme.
C’est à 42 ans qu’il se lance un nouveau défi et embrasse une carrière de cinéaste hâtivement formé à l’esthétique soviétique. Ce faisant, Sembène, qui est une personnalité singulière, conjugue sa profonde aversion du capitalisme et du colonialisme avec son ancrage marxiste et un attachement indéfectible à une œuvre artistique en devenir. Il envisage le cinéma comme un médium susceptible d’élever les consciences politiques et culturelles, un art libérateur. Il l’entrevoit comme le moyen d’atteindre un plus large public qu’avec les mots de sa littérature. Dans toute son œuvre
filmique, Sembène pose un regard critique à la fois sur le colonialisme occidental et la société sénégalaise qu’il
perçoit comme une entité colonisée dépersonnalisée.
Borom Sarret, un précipité de la société sénégalaise à un instant post-colonial
La date du 4 avril 1960 marque l’indépendance de la république du Sénégal et le début du processus de décolonisation. Ousmane Sembène réalise Borom Sarret (littéralement Bonhomme charrette) en 1963, un court métrage ébouriffant de 20 mn dans la lignée néo-réaliste du voleur de bicyclette qui narre crûment la journée stérile d’un charretier à Dakar qui ne parvient seulement pas à tirer une maigre pitance de son travail ; confronté qu’il est à plus misérables que lui. Il s’agit du tout premier film réalisé en Afrique par un africain. C’est un précipité de la société sénégalaise à un instant postcolonial donné. A travers le soliloque intérieur et l’odyssée chaotique du charretier qui en vient à perdre son outil de travail : sa charrette comme Ricci, l’ouvrier chômeur romain sa bicyclette, Sembène tire un constat et une leçon douloureusement moralisateurs d’une condition africaine dépossédée de ses moyens de
subsistance.
La Noire de…, un manifeste sur la dépossession identitaire ?
Avec son premier long-métrage de 55 mn couronné du prix Jean Vigo, La Noire de… , Sembène brosse en condensé le portrait retentissant- voire assourdissant par son mutisme affiché- d’une dislocation, une désintégration continuelle. Celle d’une jeune fille sénégalaise qui, tout en cherchant à s’émanciper de la misère noire (sans mauvais jeu de mots) qu’elle côtoie à Dakar, finit par tomber en servitude.
Les autochtones africains sont minés par une pauvreté et un chômage endémique et par l’apathie coupable des colonisateurs français face à l’exigence de dignité que manifestent à bon droit les ex-dépendants. “Avec l’indépendance, les natifs ont perdu leur qualité naturelle.” (Ousmane Sembène)
A partir de ce fait divers tragique, le cinéaste militant dresse de manière transgressive un réquisitoire implacable sur la dépossession identitaire : “La vie devient harassante n’est-il pas vrai ? Quoique vous puissiez faire, vous n’irez jamais bien loin si vos conditions d’existence vous empêchent de réussir”.
La Noire de … raconte, sans concession ni fioritures, le destin d’une bonne d’enfants qui, au détour de cette période latente de décolonisation, suit ses employeurs blancs en France, à Antibes. Ils investissent un appartement et, au fur et à mesure, leurs relations vont se dégrader. Diouana (Mbissine Thérèse Diop) ne peut dès lors plus se prévaloir de son ancien statut de nurse et devient contre son gré une bonne à tout faire alors que les privations et les cruautés mesquines s’amoncellent dans ses journées mornes rythmées par la cuisine et le ménage. Avant l’indépendance de son
pays, Diouana travaillait comme gouvernante d’enfants. Sa déception est d’autant plus grande qu’elle doi déchanter.Transplantée depuis son foyer de Dakar à l’appartement d’Antibes, elle finit littéralement par être séquestrée entre quatre murs dans un territoire étranger qu’elle a fantasmée. Elle ne connaîtra de la France qu’un quai de débarcadère mouvementé et les murs stériles d’un appartement bourgeois tandis que le dehors est celui d’une ville fantôme.
Dépersonnalisation et épilogue dévastateur
Considérée comme une vulgaire domestique en France, la jeune sénégalaise ne jouit plus de la liberté qui lui était concédée à Dakar. Elle est payée en retard et ne peut désormais sortir du périmètre carcéral dans lequel elle est confinée. Or, elle réalise, à son corps défendant, que passer des vacances à Antibes n’est pas une sinécure et sa villégiature se termine en captivité. Fuyant le chômage à Dakar, elle s’émerveille (en quoi elle se leurre) à l’idée de pouvoir faire du lèche-vitrine devant les boutiques de mode de la Côte d’Azur. Outre sa famille aimante, elle laisse derrière elle un petit ami, nationaliste africain convaincu, plein de ressentiment à l’encontre des colons blancs, qui ne cache pas au demeurant sa sympathie pour la figure martyre du leader congolais Lumumba.
Ce mal du pays et la nostalgie qui en découle est figurée par d’incessants flashbacks. Diouana se remémore sa sélection fortuite à Dakar alors qu’elle attend son tour, postée dans le “square des bonnes à tout faire” où les jeunes femmes africaines gardent l’espoir d’être choisies à même le trottoir par des touristes blancs huppés portant lunettes de soleil. “J’ai trouvé du travail chez les blancs” clame-t-elle dans un transport de joie. Tandis qu’à Antibes et en pendant, elle se retrouve enfermée dans un ghetto blanc, ségréguée de son quartier populaire de Dakar.
Afin de compenser le mauvais traitement avilissant que lui font subir ses employeurs, Diouana s’habille élégamment pour faire le ménage; ce qui a le don d’irriter Madame ( Anne-Marie Jelinek), sa patronne, qui, de force, ceint un tablier autour de sa taille de guêpe. Sa peau d’ébène ressort sur les motifs du sol carrelé qu’elle éponge. Exhibée pour être la perle exotique polyvalente qu’on présente aux invités de passage (“je n’ai encore jamais embrassé de négresse..”), elle
devient la cible des frustrations de sa patronne tyrannique et pète-sec. De prime abord, la simplicité trompeuse du film vient atténuer le cri du cœur d’indignation contenue dans sa tonalité. On pourra arguer du point de vue trop manichéen du film qui est celui de Diouana.
Les employeurs ne sont pas tant ignobles que coupablement ignorants de la souffrance et du dilemme intérieur de leur bonne. Vidée de sa substance par le mauvais traitement dont elle fait l’objet, Diouana se plie tacitement bien que de mauvaise grâce aux injonctions de sa patronne. Sa révolte intérieure est zombiesque. Et les deux parties irréconciliables sont condamnées à un statu quo d’exploitation et de servitude. “Pourquoi suis-je ici ? Je ne serai plus jamais leur esclave.”
Diouana bout de rage intérieure mais son indignation ne trouve aucun écho au dehors. Elle préfigure l’esprit accusateur d’un continent africain qui ne s’est pas encore remis des plaies des chaînes de l’esclavage. Mbissine Thérèse Diop qui incarne Diouana se drape à juste titre dans sa dignité farouche. Ses expressions faciales parlent pour elle et dénotent sa réprobation.
Prostrée dans un mutisme de façade, Diouana conserve une expression stoïque qui semble encaisser l’affront qui lui est fait. La voix off de son monologue intérieur égrène ses doléances. Elle rassemble ses maigres effets et le masque tribal, symbole de son déracinement. Jusqu’au point de basculement où la jeune apatride joint le geste à la parole dans un épilogue dévastateur où elle choisit de se suicider; gisant, l’instant d’après, dans une baignoire nacrée avec un rasoir ensanglanté dans la main.
Le masque de la discorde et du déracinement
Un masque tribal traverse le film comme son motif principal. L’objet n’est pas seulement décoratif mais une offrande talismanique et un rituel propitiatoire à ses employeurs par Diouna pour sceller son embauche à leur service. A Antibes, le masque “kanaga” devient un trophée exotique suspendu sur un mur nu et froid reflétant en miroir l’attitude froide et hostile du couple envers leur domestique et son isolement sous leur garde. Le masque est aussi l’objet de l’ antagonisme entre les deux femmes. Il perpétue une culture animiste au pouvoir surnaturel. Il est le prolongement naturel de la psyché de Diouana morte. C’est elle qui entend se le réapproprier des mains de ceux qui ont manqué de
respect à son peuple et à sa culture. La trajectoire du masque est symptomatique des échanges dont il est l’objet.
En proie au remords, Monsieur (Robert Fontaine) retourne le masque tribal au jeune frère de Diouana en même temps qu’il rapporte les effets de la jeune fille à la famille à Dakar et tente d’acheter sa repentance forçant l’acceptation d’une somme d’argent en réparation de la disparition de Diouana. Le refus cinglant de la mère entérine la tentative d’assujettissement avortée sur l’héroïne. Par-delà le simple artefact qu’il représente, le masque, qui pourchasse l’intrus, à savoir Monsieur, est déterminant et c’est l’enfant, dévasté par la perte de sa soeur, qui l’enlève devant le spectateur à la toute fin du film; marquant par là sa perte d’innocence et celle des générations à venir.
On doit notamment la reprise inédite en salles de La Noire de… dans sa magnifique version restaurée 4K à la supervision du distributeur Les Acacias (Jean-Fabrice Janaudy).