Cycle Jean Rouch

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Le centenaire de la naissance de Jean Rouch est l’occasion de réévaluer son apport essentiel à la cinématographie française.

Comment révolutionner l’ethnographie par le biais de l’art cinématographique et vice-versa ? A l’exemple de ses illustres émules et devanciers que sont Dziga Vertov et Robert Flaherty, Jean Rouch est dans le même temps un chasseur d’images et un défricheur. Il restera à la postérité comme celui qui inspira la Nouvelle Vague. Redécouverte en 6 films.

« Celui qui est trop près ne voit que du brouillard. Celui qui prend du recul voit clair. » Lao Tseu

Jean Rouch : « l’homme à la caméra », passeur de mondes

A l’aune d’une œuvre ciné-ethnographique extrêmement féconde, Jean Rouch fait volontiers figure de découvreur au long cours comme celui du fleuve Niger qu’il n’a cessé de parcourir, d’apprenti-sorcier, de franc-tireur, d’explorateur marginal et libertaire des contrées africaines qui aurait troqué son classique carnet de route contre une caméra-stylo, fureteuse, inquisitrice et virevoltante. Les antonomases ne manquent pas à son endroit aussi pour signifier à quel point il échappe à toute classification se fondant avec l’humanité nomade qu’il filme.

Il est sans conteste ce passeur de mondes qui, au seuil de l’imaginaire, traque inlassablement une réalité qu’il sait confusément pleine d’aléas et de faux-semblants. Dans l’instant où il débusque le gibier de brousse de l’autre côté du miroir déformant de l’attirail filmique, il capture subrepticement des bribes de ce réel fugace dans les rets de son dispositif pour le réinventer.

Ce faisant, il devient ainsi ce fétichiste de la caméra auquel il aurait conféré des pouvoirs surnaturels comme les esprits qu’il invoque à travers son viseur et les rites animistes qu’il exhorte dans l’instant et sur le vif. Il s’inscrit dès lors comme un observateur privilégié aux antipodes de l’idée presque paléontologique que d’aucuns se font d’un ethnologue.

En cela, Rouch fait œuvre novatrice et émancipatrice et dépoussière la fonction ethnographique dont les référentiels lui paraissent archaïques. L’oeil mécanique de la caméra devient entre ses mains un regard entomologique qui nous propose « les plus beaux sujets de drame » selon le mot d’André Gide. Flanqué d’une vieille caméra 16mm portée à l’épaule et de deux compagnons de route, Il ouvre la voie en 1942 par la descente du fleuve Niger dans une pirogue dérivante ; en épousant les méandres sur plus de 4000 kilomètres durant un périple de neuf mois. C’est Tintin non aux prises avec le fleuve Amazone mais livré aux circonvolutions du Niger, le troisième plus grand cours d’eau du continent africain après le Nil et le Congo et découvrant avec un émerveillement iconoclaste les peuplades primitives qui habitent ses rives.

Cette expérience hasardeuse mais initiatique et décisive guidera par la suite son existence entière. Galvanisé, il projette de voler de ses propres ailes pour mieux prendre son essor. Comme Icare de la pesanteur, il prétend s’affranchir de l’inertie scientiste de sa discipline qu’il ambitionne de faire sortir de son carcan pour la moderniser et la vulgariser.


La ciné-transe en référence aux rituels de possession

En génial Géo Trouvetout et tout en usant des moyens du bord avec la réactivité à l’événement et la performance technique qui caractérisent son travail, Rouch bricole ingénieusement sur le tas une manière d’ethnographie visuelle synchronique qui abolit la distance entre observant et observé, entre l’ethnographe et le sujet ethnographié.

A mi-chemin entre le kinopravda ou cinéma vérité de Dziga Vertov et la caméra participante de Robert Flaherty, ses instigateurs, il initie la ciné-transe en référence aux rituels de possession qu’il sera souvent conduit à filmer de par la propre dramaturgie inscrite dans ces cérémonies. La caméra à l’épaule fait alors office de gris-gris du guérisseur, accoucheur d’images, et sa voix off celle du griot improvisant emporté par l’exaltation de l’action qu’il commente à l’instar d’un chroniqueur sportif.

Pour explorer le champ infini des possibles, la caméra retient cette forme de magie extemporanée. Aussi, l’espace prend-il la forme du regard de celui qui le filme dans une parfaite empathie. Le cinéaste est désormais le démiurge et le deus ex machina de son propre univers ethno-centré.

L’oeil droit rivé au viseur de sa caméra, l’oeil gauche balayant le hors champ à l’affût d’une péripétie circonstancielle, le cameraman-opérateur de prises de vues s’insinue au cœur de l’action et calque ses déplacements sur ceux des protagonistes qu’il filme. La démarche centripète de la caméra s’inscrit dans un mouvement perpétuel proche de la transe. Le montage suture les plans-séquences entre eux.

Cette technique fluide et infaillible a pu être initiée par le faible métrage des anciens modèles de caméras qui contraignait l’opérateur à tourner un bout à bout de bribes séquentielles ensuite colmatées au montage. Le cinéaste palliait l’absence de son synchrone en improvisant le commentaire récitatif de son film dans le même temps. La voix off de récitant de Rouch est omniprésente dans nombre de ses documentaires télescopant le commentaire musical post-synchronisé.

Un baroudeur de la caméra qui se fait in petto quelque récit piquant

Dans La Caméra et les hommes, Jean Rouch explicite sa méthode de tournage comme celle d’un cinéaste-arpenteur, d’un badaud professionnel, d’un baroudeur de la caméra qui se ferait in petto quelque récit piquant : « Pour moi, la seule manière de filmer est de marcher avec la caméra, de la conduire là où elle est le plus efficiente et d’improviser pour elle un autre type de ballet où cette caméra en marche reproduit mécaniquement les hommes qu’elle filme dans leurs démarches. » Rouch est un provocateur d’événements par une sorte de défi qu’il se lance à lui-même. Sa présence n’est jamais neutre et sa caméra attise le récit édifiant qu’il tourne comme le conducteur de locomotive à vapeur alimentant sans cesse sa motrice d’une nouvelle pelletée de charbon.

Le support 16mm qu’a choisi Rouch pour son extrême maniabilité filme le monde en présence de façon quasi organique et charnelle. Il préserve une fragilité émotionnelle des images par son instabilité intrinsèque. Il bouscule les habitudes et se passe d’artifices ; obligeant à aller à l’essentiel en adéquation avec le sujet. Ipso facto, il façonne l’image dans ce qu’elle renferme de précieux, de volatile et d’évanescent ; ce qui est amené à ne jamais se reproduire. Par ce dispositif, il suscite l’intrusion de l’inopiné et convoque l’irrationnel. C’est le concept surréaliste qui guide tout son cinéma depuis son tout premier court métrage sur les rituels de possession : Au pays des mages noirs (1947).

L’oeuvre de référence qui aura déterminé la vocation documentariste de Jean Rouch reste Nanouk l’esquimau (1921) de Robert Flaherty. Mu par son seul esprit aventureux, le destin aura mis sur sa route les coutumes et rites africains en lieu et place des glaces polaires de l’antarctique. Au fond, les deux occurrences ne procèdent-elles pas d’une même curiosité anthropologique, d’une même disposition aux récits et d’un même engouement pour la fable pittoresque et picaresque qui a valeur d’universalité et qui rapproche les mentalités en renversant les barrières identitaires ?

C’est à partir d’une première expérience d’observation d’une cérémonie de transe et de possession vécue comme une rencontre initiatique avec l’Afrique inconnue, terre d’oralité ancestrale, que Jean Rouch surnommé à juste titre le « griot blanc » pose les fondements de tout son cinéma en devenir.

Jaguar : un road-movie africain et un guide du broussard dans la grande ville et son urbanité grouillante

 

Tourné en 1954 et achevé en 1967, Jaguar raconte l’odyssée, la transhumance de jeunes Nigériens issus de la brousse happés par ce rêve utopique d’un eldorado existant dans un ailleurs et qui entreprennent un périple de trois mois pour « faire fortune » en gold coast, l’actuel Ghana. Le récit est débridé fait de bric et de broc qui entrecroise en montages parallèles les cheminements des quatre protagonistes : Lam, le berger peul, Ilo le pêcheur songhaï, Damouré le manœuvre et Douma le mineur qui se sont portés volontaires. Le jaguar éponyme du film désigne Zika Damouré, le galant, le beau parleur, l’alter ego africain de Rouch, son « éminence noire » qu’il va employer de film en film à différentes tâches.

La continuité filmique est décousue mais les palabres des nigériens en territoire africain étranger sont cocasses et drolatiques. En total décalage avec leur vie au pays. Ils livrent leurs impressions sans détours de langage, tout de go et avec une forme de naïveté candide passée au crible de leurs seules intuitions vagabondes. Au fond, ils se livrent à une enquête ethnographique au premier degré et improvisent tout ce qui leur passe par la tête. Quand il ne relaie pas ses héros par sa voix off de récitant, Rouch laisse libre cours à leurs vaticinations. Ils dessillent leurs yeux sur la grande ville africaine Accra et abordent l’étrangeté des mœurs à travers le tamis de leurs préjugés de broussards comme des explorateurs éberlués qui verraient le bon et le mauvais côté des choses en s’appuyant sur leurs croyances.

Dans cette ethno-fiction, Rouch initie ce qu’il développera avec Petit à petit (1971) où les mœurs parisiennes sont ethnographiées par la même bande de copains à la candeur volontiers roublarde revisitant à leur manière les lettres persanes de Montesquieu, Zadig et Candide de Voltaire dans le même temps.

Ici, on assiste à une pochade improvisée où les observations farfelues et empiriques de nos héros comblent l’ellipse spatio-temporelle de leurs déplacements erratiques. En expérimentateur de la parole débridée, Rouch emprunte les chemins de traverse d’un récit bâti sur l’air du temps et le hasard des rencontres pas toujours fortuites et parfois même préméditées. Le cinéaste esquisse un canevas général : l’expédition à la gold coast et ce sont ses protagonistes qui en peuplent les péripéties.

Ce concept de narration discursive fait se retrouver nos broussards à la croisée de leurs trajectoires. Une rencontre chasse l’autre et la somme de ces escapades recompose un paysage humain, bigarré, grouillant et débordant d’humanité. Ce sont les scories d’insignifiance du récit qui en constituent la trame et cette satire filmée drolatique enfonce le clou sur le décalage dû au dépaysement. En cela il est symptomatique des films de la nouvelle vague française et particulièrement le cinéma de Godard qui inscrit ses fictions dans un questionnement permanent du présent par ses personnages.

Les Maîtres-fous : une saturnale de 24 heures en territoire interdit des adeptes de la secte Haouka

 

 

« Ah voici venir le maître. Maître, le péril est grand ; les esprits que j’ai invoqués, je ne peux plus m’en débarrasser » Cette citation de Voltaire, si elle prend ironiquement l’exact contre-pied du film résume son propos en exergue : chasser les vieux démons de l’Afrique coloniale et post-coloniale. Le film qui ne lasse pas d’intriguer condense en une quarantaine de minutes un héritage culturel confisqué par le colonialisme, les coutumes insensées des hommes dont parle Voltaire qui disait en substance : « l‘univers m’embarrasse et je ne puis songer que cette horloge existe et n’ait point d’horloge ».

Avec Les Maîtres-fous tourné en une journée dans les environs d’Accra, Rouch réalise un document ésotérique et dérangeant à la fois qu’il ne réserve pas aux seuls initiés ; ce qui en fait la complexité intrinsèque. Il semble remonter le temps de l’horloge ancestrale et exhibe crûment les survivances des traditions à-travers les rites de possession Haouka signifiant maître de la folie. De jeunes adeptes vont subir l’épreuve initiatique à travers un certain nombre de simulacres, d’artefacts et de sacrifices d’animaux ; réels pour ces derniers.

Filmées tout à trac dans une sarabande endiablée s’agitant en tous sens comme pour embrasser tous les avatars de la cérémonie ordalique en même temps, les images franchement déroutantes et insoutenables se carambolent en de brefs plans-séquences pour rendre compte d’une expérience collective qui s’écarte des codes ; enfreignant par là même les limites de la décence montrable permise. Le documentaire fit scandale à sa première projection et Rouch fut accusé de manipulation tant la crudité du propos dépassait tout entendement rationaliste.

Elles passent sans transition des transes cérémonielles des possédés, l’écume blanche de la bave aux lèvres, à l’image du sacrifice purificateur d’un chien, coup de théâtre macérateur, d’abord égorgé, vidé de son sang bu à même sa dépouille chaude par les futurs membres de la secte puis bouilli en morceaux pour être mangés ou conservés à l’intention d’autres adeptes. La voix off de Rouch s’exalte qui réordonne les incidences de ce cérémonial d’une cruauté cannibalesque inouïe. Les effluves du rituel à peine dissipées, les adeptes pacifiés par l’effet thérapeutique du cérémonial reprennent le lendemain leurs activités du quotidien : soldat, voleur à la tire, vendeur… comme si de rien était. Soulignée et sublimée par l’incantation musicale au violon, la photo n’est pas sans rappeler par brèves échappées le rite vaudou du film éponyme de Jacques Tourneur.

Petit à petit (1971) : cartes postales « persanes » de Paris vues par un africain facétieux

 


16 années se sont écoulées depuis Jaguar et son personnage principal, Damouré Zika, double de Rouch comme l’était Antoine Doinel pour Truffaut, s’est émancipé. Il est devenu la personnification moderne du Rica des Lettres persanes à une consonne près. Le personnage a fait prospérer sa boutique vivotant de la fin de Jaguar: « Petit à petit l’oiseau fait son bonnet » au point qu’en bon brasseur d’affaires qui a réussi, il songe à agrandir ses locaux et les affecter dans une « maison à étages ». Ce qu’à l’époque on dénommait couramment building.

Pour afficher sa réussite, l’ambitieux héros voit loin et ne lésine pas sur les moyens. Il entreprend un voyage à Paris pour s’initier aux mœurs de la capitale et s’informer de la construction de ces fameuses maisons à étages, symbole ostentatoire de l’expansionnisme économique. Lam, le pâtre peul, est monté en grade ; devenant son associé.

C’est le prétexte pour Jean Rouch de mettre en pratique un de ses adages à l’emporte-pièce dont il s’est fait une spécialité : « l’étranger ne voit pas ce qu’il sait, il devine ce que les gens qu’il regarde ne savent pas ». Son chargé de mission et ambassadeur, Damouré Zika, se livre à un exercice de sociologie anthropologique comparée où l’ethnographié africain se mue à son tour en ethnologue affranchi.

Débonnaire, il arpente les rues d’un Paris de 10 millions d’âmes et l’exubérance du personnage fait le reste lors de micro-trottoirs savoureux où il radiographie et passe à la toise la population parisienne sous toutes les coutures par tranches d’âge tout en se risquant aux élucubrations les plus hasardeuses sans se départir d’une bonhomie enjouée et farceuse.

Les sondés se prêtent complaisamment au jeu de l’investigation corporelle saugrenue. Rouch a essaimé des comparses de ces connaissances dont des critiques aux Cahiers du cinéma parmi ces cobayes connivents d’un jour et l’enquête a toutes les apparences du vrai. Sauf qu’elle n’est là que pour accuser les contrastes et creuser les disparités de deux mondes aux antipodes.

Le globe-trotter africain se penche sur les us et coutumes parisiens en se rapportant à ses propres traditions et émet des jugements de valeur de la plus haute fantaisie sur l’évolution des mœurs : la mini-jupe, le baiser sur la bouche …

Revenu au pays, Damouré fait édifier sur plans son immeuble mais ce symbole de la civilisation capitaliste occidentale jure dans le paysage. Il réalise l’inanité de son projet, congédie son personnel et revient à sa condition d’indigène et donc d’indigent ; assumant sans complexe un retour à sa condition primitive de « bon sauvage ».

La Pyramide humaine (1959) : chronique d’un métissage culturel

 


Chaque tournage de Jean Rouch crée des passerelles entre des mondes différenciés et lie des amitiés. La Pyramide humaine en est l’exemple le plus signifiant sinon le plus probant.Il ressortit clairement d’un cinéma anthropologique et sociologique. Le concept du film naît de la rencontre inopinée du cinéaste avec Nadine Ballot, alors jeune française, élève d’une classe de première du lycée d’Abidjan. Une amitié se noue et un projet de film s’esquisse dans le même temps . Rouch imagine de confronter sur le mode conversationnel les lycéens blancs et noirs de la même classe sur leurs relations. Ces derniers ne se fréquentent quasiment jamais en dehors de la classe. Rouch exacerbe et stimule une fausse opposition raciste entre eux à propos de laquelle il les invite à improviser les dialogues. Le ton de la dialectique qui s’instaure est policé « galant sans fadeur, badin sans équivoque » pour citer Jean-Jacques Rousseau.

Ce film est tout à fait symptomatique du style Nouvelle Vague dans sa tonalité générale au point que Nadine Ballot, l’héroïne « débarquée » selon ses termes et catalyseur du film sera sollicitée un temps par Jean-Luc Godard pour jouer le rôle finalement tenu par Jean Seberg dans A bout de souffle (1959) et tournera un caméo dans Tirez pas sur le pianiste (1960) de François Truffaut. Elle enchaînera Chronique d’un été (1960) et La Punition (1962) toujours sous la houlette de Jean Rouch, son mentor en cinéma.

L’oeuvre fictionnelle approfondit l’expérience de l’altérité dans le métissage culturel. C’est ce même thème de l’altérité qui irrigue tout le cinéma rouchien. Ces jeunes discourent sur leur aptitude à vivre en communauté dans une mixité contrainte tandis que des intrigues amoureuses nourries par les fantasmes se greffent entre eux à l’insu de leur plein gré. C’est ainsi qu’ ils apprennent à se découvrir l’un l’autre par-delà leurs préjugés.

La Chasse au lion à l’arc (1958/1965) : une chanson de geste immémoriale consacrée par la tradition

 

Ce pur document ethnographique enjambe les âges de la chasse coutumière au lion dans une brousse quasi inentamée comme une immense parcelle vierge qui est ce pays de nulle part qui recule les limites d’une éternité spatio-temporelle à travers un rite immuable.

Captivant de bout en bout, le film documentaire fit les honneurs de la biennale de Venise consacré par un jury de film de fictions. Rouch ouvre le grand livre d’images sur ce récit à qui il prête une forme de conte épique propice à flatter, ébahir et émerveiller les esprits enfantins. C’est sur ce registre que se place l’incipit du film.

Une land-rover se fraye une voie d’accès dans la tourbe sauvage de la brousse aux confins du Mali et du Niger. Le paysage est aride à l’extrême et la rare végétation agreste. C’est à un safari scientifique qu’il nous est donné d’assister ; renouant avec des pratiques de chasse coutumière ancestrales. La traque du lion est vieille comme le berceau de l’humanité . Elle s’inscrit à même les traces de peintures rupestres et pariétales laissées sur les rochers ici et là. Le hic et le nunc reconstruit le là-bas et autrefois.

La narration de Rouch n’est plus celle d’un récitant en voix off mais celle d’un acousmètre omniscient dont la voix est omniprésente mais qu’on ne verra jamais à l’image. Le cinéaste a tourné ses images documentaires muettes entre 1958 et 1965 . Il a ensuite post-synchronisé sa voix sur ces précieuses séquences. La Chasse au lion à l’arc correspond à un rituel très élaboré depuis la fabrication de l’arc , celle des flèches et leur recouvrement du poison mortel. Avant de s’attaquer au lion, les chasseurs se font la main et testent la fulgurance de leur mixture mortelle sur des proies moins nobles tels un chacal,un cerval, une civette, une hyène coprophage considérée comme une bête charogne de la brousse ,un sorcier mangeur d’âmes. L’âme de cette hyène n’a-t-elle pas gâté la brousse ? s’interroge Jean Rouch. L’animisme prend ainsi le pouls d’une nature omnipotente à travers les bons et mauvais esprits qu’elle génère en son sein et qui ont le pouvoir d’infléchir le cours des actions des hommes.

Puis les chasseurs posent leurs pièges ici et là en les camouflant avec une habileté consommée. Pourtant, rien n’y fait. Encore faut-il ne pas rompre les charmes de la brousse pour que la chasse soit fructueuse. Les lions déjouent les pièges et les bons esprits ne sont pas avec les chasseurs harnachés comme de véritables guerriers de la brousse partis en reconnaissance. Les sept chories jetés par le devin ne sont pas propices. Les pièges n’ont pas rempli leur office et la chasse piétine. Il faut donc s’armer cette fois de patience pour se remettre à l’ouvrage . Enfin, la patience a payé : un jeune lion puis une lionne sont entravés par les pièges et les chasseurs les plus émérites leur décochent leurs traits foudroyants. L’agonie de ces bêtes est cruelle et impitoyable. La caméra s’appesantit sur leur passage de vie à trépas.

La lionne est dépecée. Et les chasseurs en rapportent la « part du lion » pour être mangée par les villageois. On lui retire son cœur qui sera séché, symbole de vigueur et sa peau totemisée. On chante les louanges des chasseurs dans tous les foyers villageois.Les chasseurs miment les instants fatidiques de leur geste guerrière contre les lions devant les plus jeunes qui conclut l’ethnographe ne vivront plus ces chasses que dans leurs songes les plus reculés et la transmission orale.

Moi, un Noir (1958) ou les divagations somnambuliques d’un promeneur solitaire

 

Ici,le moi de l’anaphore est aussi le moi de l’anamnèse dans le même temps : je me souviens. Ces deux mois se contredisent car l’un est le reflet désenchanté et triste : celui d’un présent factuel qui n’est qu’un enchaînement de frustrations et de déconvenues : Oumarou Ganda , le héros central du film est officiellement un « bozori », c’est-à-dire un manœuvre journalier embauché à la tâche selon les besoins de ses employeurs occasionnels.

L’autre moi nie ce moi du présent. Il en sublime les contours sombres et colore la réalité de tonalités fantasmatiques. Oumarou Ganda se rêve en boxeur qui « se voyait déjà en haut de l’affiche ». Il est le galant de Jaguar à qui aucune fille n’est supposée résister avec cette dimension onirique en plus d’être « Edward Sugar Ray Robinson », ce pseudonyme dont il s’affuble pour ne donner le change qu’à lui-même et qui ne trompe personne. C’est cet imaginaire qu’il s’est inventé à mi-chemin entre le cinéma de fiction et le « tape à l’oeil » spectaculaire de la boxe qui peuple ses rêves et lui permet de composer avec la dureté de son existence au quotidien. Comme ses acolytes et tant d’autres, Ganda est un immigré nigérien venu chercher du travail à Abidjan.

Approfondissant la démarche de Jaguar : celle d’une fiction documentaire ou d’une docu-fiction, Rouch invente un nouveau genre filmique en subvertissant le documentaire par la fiction ou la fiction par le documentaire comme l’on voudra.

La première chose qui s’impose à la vision de Moi, un Noir, est le fait avéré que le son n’est pas raccord. Et que la continuité filmique qui déroule les journées du journalier est post-synchronisée. Cette post-synchronisation décalée est d’ailleurs volontairement perceptible à l’image.

La voix off de Rouch authentifie une actualité ethnographique tandis qu’elle relaie celle de Ganda dans la temporalité du récit. Le protagoniste faussement désenchanté commente sa propre errance in vivo. Ce faisant, il se mue en enquêteur ethnographique qui improvise à posteriori sur ses propres actions filmées à l’épaule par le cinéaste documentaliste tout en les infléchissant au gré de ses improvisations vers un réel fantasmé qui, dans le contexte, conserve toute sa vraisemblance. L’idée consciente de Jean Rouch est de dévoyer le didactisme ethnologique pour le faire dériver vers une errance onirique plausible en ce qu’elle s’inscrit dans le corps même de la réalité filmée sans autres artifices que de faux raccords au montage.

Dans Jaguar, la voix off omnisciente du récitant Rouch s’égrenait tout du long et se substituait la plupart du temps à celles de ses héros tutélaires. Rien de pareil ici où Rouch délègue à Oumarou Ganda et à son imagination débridée la conduite de la narration comme dans une improvisation de jazz parfaitement maîtrisée. On sait que Jean Rouch s’inscrivait dans cette mouvance artistique de par ses engouements.

Avec Oumarou Ganda (Robinson) flanqué de Petit Touré alias Lemmy Caution, agent fédéral américain, Alassane Maïga, taximan, alias Tarzan et Seydou Guédé dit « le facteur », Jean Rouch recompose un nouveau carré tribal de son cinéma direct. Un carré gagnant qui ancre son récit dans la réalité d’une visite guidée des quartiers d’Abidjan. Les surnoms d’emprunt autorisent les remontées ou les projections dans le temps dans une sorte de virée temporelle qui, assumée, peut dès lors se permettre tous les écarts qu’on pourrait attribuer aussi bien aux excès de boissons dont se prend le cicérone narrateur Ce dernier est transi d’amour pour sa dulcinée au surnom évocateur de Dorothy Lamour.

Le film comme toutes les fictions documentaires de Jean Rouch se termine sur une vision optimiste leibnizienne où tout est bien dans le meilleur des mondes possibles et ce malgré les déplorations du héros à la fois narrateur et fabulateur de ses propres errances : « Prends courage, la vie est compliquée » confie-t-il en substance en passeur de flamme à Petit Touré .

Moi, un Noir remporta le prix Louis Delluc en 1959 et son influence prépondérante ne faiblit pas depuis qui l’inscrit dans la mouvance des films de la Nouvelle Vague ; davantage encore avec le recul des années.

Ce cycle réhabilite l’oeuvre d’un véritable « auteur » de cinéma, compagnon de route de la Nouvelle Vague capable de s’intéresser de façon indissociable aux ethnies autant qu’aux individus et aux individus au sein même de leurs ethnies. Fictions et documentaires s’interpénètrent pour ne faire qu’un. Jean Rouch demeure inclassable et cette réhabilitation tombe à point nommé pour réconcilier le simple opérateur ethnographe non identifié des cinéphiles avec le cinéaste auteuriste reconnu qu’il restera à tout jamais dans notre mémoire collective.


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