Ce téléfilm, censuré, ne sera pas diffusé avant 1980. La Cicatrice ne parle pas des évènements de Gdańsk, mais s’en fait le rappel dans une scène montrant en gros plan la une d’un journal sur le sujet. On est ici en 1970, et l’on suit un magnat de l’immobilier, Stefan Bednarz, qui revient à Olecko, petite ville rurale du nord-est de la Pologne où il a passé une partie de sa jeunesse, afin de diriger la construction d’une grande usine de produits chimiques destinée à aider les agriculteurs locaux. Il se heurte rapidement à l’opposition des habitants, qui y voient un désastre écologique et une catastrophe pour leurs conditions de vie. La Cicatrice est l’un des films les plus militants de Kieślowski : impossible de douter de son implication aux côtés de la population et des ouvriers, dans une période de sa filmographie où il est particulièrement engagé, et où les critiques polonais l’ont rangé dans le courant du « cinéma de l’inquiétude morale ». Le film ne pourrait mieux coller à cette étiquette : chaque plan de La Cicatrice est un plan inquiet, où gronde une angoisse sourde, toujours relevée par une musique anxiogène, suite de grondements et notes stridentes. C’est peut-être ce qui dans son premier film, rétrospectivement, gênait Kieślowski, pour qui les faiblesses relevaient surtout du scénario : La Cicatrice est tout entier du côté des opprimés, est parfois dichotomique dans sa peinture des « bons » et des « méchants ». Son personnage principal est pourtant un modèle d’ambiguïté, pour lui-même et pour nous – sa mission professionnelle lui semble aussi importante qu’elle le gêne (jusqu’à quel point faut-il faire le mal pour atteindre à un bien plus grand à long terme ?) et, quand il finit par se ranger du côté de ceux auxquels il a nuis, c’est simplement en démissionnant, sans oser même le leur dire.
Si La Cicatrice est bien une fiction, elle ne dérive que rarement de son empreinte documentaire : le gris des rues et de la ville, les paysages désolés, les arbres qu’on décime pour ériger l’usine, tout est là, témoin d’une époque, dans des plans que Kieślowski, selon son assistant réalisateur et ami proche Stanisław Latek, ne met absolument pas en scène, « volant » des scènes d’ambiance de village prises sur le vif et qui ont aujourd’hui valeur de témoignage (4). Cette volonté d’être aux prises avec la réalité se retrouve jusque dans le grain, dans des scènes filmées en qualité documentaire comme celles des nombreuses réunions de Parti ou de réunions techniques entre administration et habitants d’Olecko. Le scénario de La Cicatrice est inspiré d’un reportage du journaliste Romuald Karaś et, partant, Kieślowski effectue ici un travail qu’on pourrait rapprocher de celui d’un chroniqueur : l’attention est portée aux détails, aux grains du visage, à une petite vieille qui mange à sa fenêtre… Une notion qu’on retrouve chez le personnage de Bednarz, photographe amateur qui a constitué chez lui une chambre noire, où il développe les clichés qu’il prend de la ville et de ses évolutions depuis qu’il l’a quittée, en 1956.
Le communisme est, dans La Cicatrice, fortement remis en question, dans la mesure où Kieślowski dénonce une « idéologie communiste tellement attachée à la vie collective qu’elle ne pouvait même pas concevoir l’importance de la vie privée » (5). Ici encore, la condamnation n’est pas toujours très fine, elle a cependant forte valeur historique : les réunions de Parti sont filmées sur la durée, au plus près des échanges et des débats, comme quand un secrétaire du parti reproche à Bednarz un manque de conscience idéologique, et de prendre les décisions tout seul. Ici, un journaliste local lui explique que son oncle, qui avait des problèmes de cœur, est en fait mort de ses convictions – le Credo de « mourir pour des idées », pour un bien commun, était encore légion. Là, un membre du bureau d’administration lui demande s’il a la conscience tranquille. « Pas entièrement », répond Bednarz. Mais la scène la plus parlante est sans doute celle de l’inauguration de l’usine, magistrale, où ont été conviés des membres du gouvernement et pour laquelle une véritable ambiance de fête foraine a été créée. Et quand un ouvrier cherchant du travail a un peu trop bu, on l’évacue manu militari – il ne faudrait pas qu’il ruine l’ambiance apparente de franche camaraderie qui y règne.
La Cicatrice est aussi un film sur l’écologie, thème à l’époque pas très populaire en Pologne. Nombre d’usines ont été construites dans le pays au courant des années 1970 et 1980, menant à des déforestations massives. Aujourd’hui, la plupart sont fermées, désaffectées et abandonnées là au milieu de la nature qu’elles ont condamnée. Un plan du film le montre joliment : au cours d’une fête dans un jardin, un faon s’approche des convives, mange « même les cigarettes » qu’ils lui donnent, manière de dire que, même menacée, la nature de manque jamais de reprendre ses droits. Mais, pour toutes ces qualités documentaires, c’est l’aspect intime qui est sans doute le plus beau dans La Cicatrice, celui qui inaugure les derniers films du cinéaste, à commencer par la trilogie des Trois couleurs : Bleu / Blanc / Rouge (1993-1994). En acceptant le poste, Bednarz a laissé sa femme derrière lui : des années plus tôt, elle avait été très engagée politiquement, et elle ne veut plus remettre les pieds à Olecko. La vraie blessure se trouve là, c’est là que la cicatrice a du mal à se faire, dans un passé qu’ils ont eu à deux mais qui doit aujourd’hui laisser place à une vie l’un sans l’autre, en tout cas éloignés l’un de l’autre. Sa fille aussi lui est étrangère, et c’est aux rapports compliqués qu’il entretient avec elle qu’on doit à La Cicatrice ses plus belles scènes. Quand il dit à Eva « Je fais mon boulot », elle lui répond « Mais tu ne peux pas gérer les problèmes humains ». Elle a avorté plusieurs fois, il n’apprend que le lendemain la naissance de son premier enfant, conséquence de ses choix de vie à elle : « Je coupe les liens qui m’attachent ». C’est dans la dernière scène du film que Bednarz retrouvera son bonheur, en aidant sa petite-fille à marcher toute seule. L’image n’est pas anodine, semble dire la vision de Kieślowski de son pays à l’époque : debout, mais chancelant. L’individu a repris le dessus, mais ailleurs, à Olecko, que Bednarz a à nouveau quittée, l’usine est toujours là, plaie béante impossible à refermer.
(1) Krzysztof Kieślowski, Le Cinéma et moi, Lausanne, Les Éditions noir sur blanc, 2006, p.112.
(2) Ibid.
(3) Ibid., p.113.
(4) Le cinéma selon : Kieślowski (La Cicatrice), entretien réalisé par la chaîne de télévision canadienne TFO.
(5) Krzysztof Kieślowski, opcit., p.113.