Comment survivre à la Shoah et devenir adulte quand on est un enfant caché
Le film est adapté du roman homonyme d’Aharon Appelfeld (1932-2018) publié en 2006 La Chambre de Mariana : l’auteur (jeune juif né en Roumanie et survivant de la Shoah) décrit à partir de son expérience personnelle la plongée dans la solitude d’un garçon de 12 ans, brutalement arraché à ses parents par les persécutions nazies en 1942. Dans la ville de Czernowitz en Bucovine (actuellement Tchernivtsi en Ukraine), alors intégrée au Reichskommissariat Ukraine nazi, le jeune Hugo qui a déjà perdu son père, arrêté par les Allemands dans sa pharmacie et déporté, est amené par sa mère chez une de ses amies d’enfance (en fait la fille de la bonne de famille).
Le film débute par une plongée dans l’obscurité : un homme guide dans les égouts Hugo (Artem Kyryk) et sa mère, tels des « rats » (puisque c’est de cette façon qu’on désignait les Juifs dans la terminologie antisémite nazie), et les conduit jusqu’à un tunnel obscur qui leur permettra peut-être de remonter à la lumière (métaphore évidente des évènements ultérieurs). Si la mère disparaît (arrêtée, déportée elle aussi ?), c’est après avoir déposé son enfant unique chez l’amie en question : Mariana (interprétée avec beaucoup d’intensité par Mélanie Thierry[1]), qui est tombée dans la prostitution et vit dans un bordel fréquenté surtout par l’armée allemande. Malgré le risque encouru elle a accepté d’héberger en secret le garçon dans sa chambre, dans un réduit séparé du reste de la pièce par une simple cloison de bois. Il va y vivre deux ans durant, ne pouvant en sortir qu’à de brefs moments et en prenant garde de ne pas s’approcher de trop près de la fenêtre ni de faire de bruit (on reconnait là une histoire proche de celle évoquée par Roman Polanski dans son chef-d’œuvre Le Pianiste, où il s’agissait cependant d’un adulte – le musicien Wladyslaw Szpilman – et de Varsovie en Pologne occupée). Cet enfermement, qui rappelle celui du ghetto, signe l’écroulement du monde d’Hugo qui, tout d’un coup, perd tous ses repères pour plonger dans un univers étrange, rétréci, rempli de personnages inquiétants et de sons inconnus.
Si Hugo est accueilli avec bienveillance par Mariana, enfoncée dans sa solitude et devant porter le poids du mépris qui s’attache à sa condition de « putain » (elle a mis en garde dès le début Hugo : « Ne me juges pas ! »), ce n’est pas pour autant qu’il se jette dans les bras de sa protectrice (Mariana, dure et sans illusions mais généreuse et spontanée, a pour Hugo la tendresse d’une mère adoptive : elle le cajole et lui répète qu’il est son « ange », son rayon de soleil dans un monde de violence). En fait tout oppose Mariana, ukrainienne et chrétienne, issue d’un milieu modeste, à Hugo : lui appartient à la bourgeoisie juive cultivée (on parlait allemand à la maison) disposant de livres à foison. Au début il cherche refuge seulement dans ses souvenirs : ceux de son dernier anniversaire par exemple, en présence de toute sa famille réunie pour lui autour d’un gâteau et de cadeaux ; et bientôt voilà que les visages de ces chers disparus sont là, auprès de lui dans son placard, qui le fixent en silence étrangement, tels de muets fantômes : vision fantastique parfaitement réalisée par Emmanuel Finkiel. C’est son amie d’école Anna qui lui avait fait découvrir ce pouvoir de l’esprit : se projeter par la pensée dans une autre réalité (une belle scène montre les deux enfants couchés côte à côte, Anna expliquant à Hugo comment donner en pensée un premier chaste baiser). Hugo va s’exercer à ce pouvoir de l’imagination et de la mémoire : il retrouve ainsi le salon de ses parents pour en extraire un meuble – une chaise – qu’il déplace au gré de sa volonté, par exemple au milieu de cette rue du quartier où il résidait et où il ne peut plus aller maintenant. Il s’efforce aussi de suivre les ultimes recommandations de sa mère : toujours lire et se cultiver ; il écrit à sa mère, noircit les pages d’un cahier avec le beau stylo à plume reçu le jour de son dernier anniversaire.
Mais les semaines et les mois défilent, monotones, et peu à peu les fantômes des « temps révolus » qui le visitaient au début disparaissent à leur tour. Il doit se confronter avec le monde réel, sordide, qui l’entoure : de l’autre côté de la cloison de bois il entend les râles feints de la pauvre Mariana contrainte à simuler l’amour (au début il avait cru qu’elle était malade et avait revu sa mère alitée, soignée par le médecin). Quand il sort de son réduit, c’est pour observer du haut de l’escalier les scènes d’orgies alcoolisées qui se déroulent au rez-de-chaussée de la maison close, entre les prostituées et la soldatesque germanique. Un jour Mariana doit repousser avec violence un « collabo » ukrainien impuissant qui voulait, faute de « mieux », lui enfoncer dans le sexe son poing : la mère maquerelle (« Madame » qui – symbole de son infirmité morale ? – claudique) la chassera temporairement ; mais elle aura le temps d’indiquer à Hugo où se réfugier si le danger devenait pour lui trop pressant (dans un hangar voisin). Mariana d’autre part a acheté le silence de la « cuisinière » ukrainienne du bordel, intriguée par les rations alimentaires supplémentaires qu’il lui fallait fournir, en offrant à cette femme vénale les bijoux (broche et boucles d’oreille) de sa mère, ce dont Hugo s’apercevra (mais la « cuisinière » se révèlera par la suite capable d’empathie pour ce petit « rat » de juif qu’elle avait été la première à débusquer : les êtres ne sont pas tout noirs ou tout blancs). Aussi quand Mariana revient (celle à qui elle avait entre-temps confié Hugo ayant été raflée parce que juive, malgré la croix chrétienne qu’elle portait ostensiblement au cou, comme d’ailleurs aussi Hugo avait appris à le faire sur les conseils de Mariana), leurs relations évoluent-elles peu à peu…en même temps qu’Hugo devient un quasi jeune homme.
La terreur, elle, reste toujours présente. Un jour Hugo aperçoit dans la rue un cortège de juifs raflés, encadrés par des Allemands et des Ukrainiens, qui part à pieds à travers la forêt voisine : parmi eux il y a Anna apeurée. Il a peu après l’occasion de tenter une évasion pour essayer de les rejoindre. Mais il ne trouve qu’un enchevêtrement de corps au fond d’une fosse commune, Anna semblant fixer de ses yeux morts le ciel tandis qu’un homme s’affaire à détrousser les cadavres qui n’ont pas été encore recouverts de terre. Juif employé dans un Sonderkommando à Auschwitz, Zalmen Gradowski a décrit dans un témoignage posthume un spectacle identique :
« Et maintenant, d’un seul coup, que sont-ils devenus ? Les milliers, les milliers de vies remuantes, bruyantes, chantantes, gisent à présent raides mortes. On n’entend plus un son, plus un mot, les bouches se sont tues à jamais. Les regards sont figés, les corps étendus sans bouger[2]. »
L’humanité que dépeint le film, et que découvre Hugo, enfant jusqu’alors probablement surprotégé (Mariana le lui a dit un jour de colère) présente un visage le plus souvent ignoble : une maquerelle insensible assistée d’un « concierge » brutal qui n’hésite pas à tabasser les filles ; une absence de sens moral chez la plupart de ces dernières, comme celle (au visage pourtant angélique) qui n’hésite pas à déclarer à la fin (quand les Allemands s’en vont et vont être remplacés par les Soviétiques) : « entre une bite allemande et une bite russe, quelle différence ? » (elle finira violée atrocement, ses cris de souffrance résonnant dans la « maison » désertée par les autres pensionnaires) ; des nazis qui raflent, tuent, se payent du bon temps une dernière fois avec les filles avant de partir au front dont ils savent qu’ils ne reviendront peut-être pas ; des collabos ukrainiens comme celui qui brutalise Mariana…Partout l’abjection.
Hugo pourtant ne sombre pas dans le désespoir. Il se rapproche de Mariana, elle fatiguée et qui s’alcoolise de plus en plus (mais il va un jour jusqu’à lui arracher sa bouteille pour la briser, car il l’aime et ne supporte pas de la voir se détruire). Mariana a fait découvrir à Hugo ce que peut être l’amour d’un homme pour une femme. Il en devient jaloux de ses « clients ». Un jour il fait fuir l’un d’entre eux (un grand niais qui voulait lui aussi un dernier moment de plaisir) : jaillissant de son placard, Hugo l’épouvante en déclarant qu’elle – sa « mère » – a la syphilis ! À la fin il prend l’ascendant sur elle qui reste inerte alors que s’approche l’Armée Rouge (qui ne fera pas de quartiers à celles que tous méprisent comme n’étant que des putains) : il la gifle et l’entraîne hors de la ville à travers champs jusqu’à une ferme où, après un repas et un coucher offert dans la paille par les fermiers, elle décide de faire l’amour avec lui. La scène a dérangé certains. Mais Mariana n’est pas la mère d’Hugo et il ne saurait donc s’agir d’inceste. Ce qu’elle donne ainsi à Hugo, en même temps peut-être que son corps, c’est sa jeunesse (elle n’est âgée que de quelques années de plus que lui) et surtout à travers l’amour elle lui donne le secret de la vie, de cette énergie qui fait vivre (et pas seulement survivre) au milieu de tant d’horreurs et de morts. Mariana sera le lendemain matin livrée aux Soviétiques par le fermier ukrainien (un ancien « client » du bordel qui avait fait le voyeur dans la grange) avant d’être martyrisée et fusillée (mais cela, le film ne le montre pas).
Hugo se retrouve seul dans la ville où il a été ramené. Du cadre familier de son enfance il ne reste rien. Le magasin de ses parents disparus et leur appartement ont été confisqués. Les quelques juifs survivants comme lui ne sont pas les bienvenus. Mariana qui lui a sauvé la vie n’est plus là (et personne ne pensera plus désormais à elle, sauf lui qui imagine à un moment entendre leur signe de reconnaissance secret : elle le sifflait ; mais ce n’était qu’une illusion). Il n’a plus désormais qu’à rejoindre la cohorte des millions de réfugiés errant sur les routes européennes à la recherche d’un nouveau foyer.
Pour le jeune Aharon Appelfeld ce fut la Palestine, vers laquelle il s’embarqua clandestinement dès 1946, pour devenir un grand écrivain.
[1] Pour ce rôle elle a appris avec un coach phonétiquement l’ukrainien.
[2] Zalmen Gradowski, Au cœur de l’enfer, Éditions Tallandier, Texto, 2009, p. 191 (« Dans le bunker »).