Comment parler d’Ozu aujourd’hui ? L’ennemi plus astucieux du critique est l’effet de mode, qui fige les discours et engendre la divulgation stérile d’idées parfois intéressantes mais vidées de toute leur force par l’incessante répétition. Voulez vous que l’on discute encore du plan fixe chez Ozu ? De la position à raz le sol de la caméra ? De la minutieuse composition du cadre, qui devient une toile de formes et de couleurs effrayantes par sa précision ? Non : pas cette fois. On se souviendra de toutes ces choses qui restent vraies, mais pour cette fois on voudrait essayer de les replacer dans Herbes flottantes, dans l’histoire d’abord, pour chercher ce qui s’oublie trop souvent : que pense Ozu ?
S’ouvre alors devant nos yeux, un autre film, dépoussiéré du fatigant académisme qui en plombe aujourd’hui le nom. Un film riche d’ironie qui n’a pas peur de faire parfois la morale, d’établir et de choisir ce qui est juste, de prendre position. Le cinéaste s’amuse ici à faire tomber devant nos yeux les apparences, ainsi que l’intriqué dédale des mensonges qui se tissent entre les hommes, à faire faire faillite au spectacle de leurs vies. Il ne leur reste qu’à jeter le masque, dans un final de révélations et retournements, autant pédagogique que jouissif, dont l’essentiel est dit sans jamais prendre un air trop sérieux : ce qui est une caractéristique très importante et trop souvent oubliée de ce grand cinéaste. La joie gagne toujours sur l’aspect dramatique des situations, la distance du regard fait prendre le recul nécessaire pour regarder les choses avec un détachement ironique. Trahisons, pères cachés qui reviennent après des années, vengeances d’amours, séductions sur commande : tout le matériel qui pourrait se prêter sans effort à une surenchère dramatique digne d’un mauvais téléfilm est ici neutralisé, stylisé, épuré. Il y aura toujours celui qui dira que c’est un fait de culture : on pense que non, qu’il est question d’attitude, ce qui rend les choses bien plus intéressantes. Pas de catharsis chez Ozu, pas d’identification, pas besoin d’éprouver pour comprendre : voir de loin et réactiver sa capacité de jugement. Appelez-la de la distanciation si vous voulez, ce qui est sûr c’est qu’ici plutôt que la larme on cherche la raison : mais il ne faut surtout pas croire que pour Ozu les événements n’aient pas d’importance… au contraire !
Ce qui reste à faire est à profiter de l’occasion de revoir ce film qui ressort au cinéma, cherchant à en oublier le nom devenu encombrant et les opinions toutes faites. Nous y avons vu un vieux sage qui s’amuse à reprendre des histoires tout compte fait assez sommaires, pour construire une fable au goût amer mais finalement instructive : il vaut mieux suivre sa propension et choisir suivant le sentiment, que chercher à sauver l’apparence…