L’œuvre de Stephen Frears (né en 1941) est assez vaste pour qu’il ne puisse être question de l’embrasser toute entière dans le cadre d’un court article. On n’évoquera donc ici que le talent du réalisateur britannique à associer comédie et tragédie dans le format classique d’un cinéma « grand public » qui, dans ses réussites comme ses échecs au fil d’un parcours disparate, montre toujours de l’empathie pour ses personnages (dont il souligne la vitalité et la beauté morale[1]) et n’oublie jamais de démasquer (même s’il le fait avec légèreté, presque de manière sous-jacente) les rapports de domination. Pour l’illustrer, on étudiera deux films parmi les plus récents du réalisateur : Philomena (2013) et The Lost King (2022) qui sont aussi deux éblouissants portraits de femmes comme son cinéma en a souvent produit.
Judi Dench est Philomena
Quand Stephen Frears accepte de réaliser Philomena, sur proposition du producteur (et acteur) Steeve Coogan (sur un scénario du même Steeve Coogan et de Jeff Pope), d’après le livre du journaliste, historien et communicant du gouvernement de Tony Blair Martin Sixsmith[2], le réalisateur britannique aurait pu fabriquer un brûlot contre l’Église catholique irlandaise, accusée d’avoir dans les années 1950/1960 recueilli des filles-mères pour exploiter leur travail et vendre ensuite leurs enfants, notamment à des familles américaines[3]. Tel fut le lot de la jeune Philomena Lee (née en 1933), à laquelle fut arraché en 1955 son fils Anthony (trois ans), qu’elle ne revit plus jamais, même quand, atteint du sida et mourant, il revint en Irlande en 1995 pour s’y faire enterrer : jamais les sœurs du couvent de Roscrea (abbaye de Sean Ross, comté de Tipperary), responsables de ce forfait, ne permirent au fils de rencontrer sa mère biologique ; elles le persuadèrent au contraire qu’il avait été abandonné par une mère indigne (la dernière volonté d’Anthony – devenu aux USA le juriste Michael A. Hess – avait été d’être enterré dans le cimetière du couvent, dans l’espoir que sa mère puisse un jour trouver le message gravé sur sa pierre tombale). Une mère éplorée découvrant sur le tard l’épouvantable vérité, des religieuses tortionnaires et vénales, il aurait été facile d’en tirer un réquisitoire politique et antireligieux implacable, un nouveau « J’accuse ! ». Mais ce n’est pas du tout ce choix que firent Steeve Coogan, Jeff Pope et Stephen Frears, plus intéressés par construire une autre histoire : celle de l’improbable rencontre entre d’un côté une vieille dame irlandaise de la « classe laborieuse », infirmière retraitée : Philomena ; et de l’autre Martin, un jeune bourgeois diplômé d’Oxbridge (contraction d’Oxford et Cambridge[4]), issu des élites gouvernementales britanniques, devenu dircom d’un ministre de Tony Blair. Martin est brillant, blagueur mais cynique et désabusé car il vient de perdre son job ; par désœuvrement il décide de devenir le chroniqueur du drame que vécut Philomena cinquante ans auparavant (l’action se passe au début des années 2000) et en tout cas il ignore tout de cette « classe laborieuse » que son parti, le parti travailliste, était censé défendre. Philomena décrit cette rencontre entre deux mondes que tout oppose et qui ne se connaissent pas…d’où une série de quiproquos qui seraient seulement comiques si l’arrière-plan n’était pas si tragique.
Stephen Frears s’est délecté à montrer une Philomena, pourvue d’un solide sens des valeurs, qui ne partage pas la même culture et le même train de vie que Martin. Elle ne comprend pas ses blagues. Elle ne connaît que les voitures de la marque Vauxhall (vieille société britannique actuellement dans le groupe Stellantis), là où lui roule en BMW. Elle se délecte de romans à l’eau de rose, dont elle inflige le résumé rocambolesque au malheureux Martin qui, lui, cite du T. S. Eliot et veut écrire une histoire de la révolution d’octobre. Elle, qui n’a jamais voyagé contrairement à Martin qui a été en poste en Russie et aux USA, comme une petite fille s’émerveille de tout dans l’hôtel de luxe où elle séjourne à Washington : elle s’extasie des « petits cadeaux » habituels dans une chambre de palace cinq étoiles (peignoir, chaussons de bain, tablette de chocolat), ou devant la richesse du buffet du petit-déjeuner (elle va d’ailleurs discuter pour le féliciter avec l’immigré mexicain qui sert à manger et elle veut goûter à tout : omelette, crêpes, tarte aux myrtilles, etc.). Martin à l’inverse (caricature de bobo qui veut garder sa ligne et pour cela fait continuellement du jogging) ne mange rien… et ne se gêne pas pour rabrouer sèchement la souriante jeune personne de couleur venue leur annoncer le menu, parce que cela le dérange dans son travail. Philomena, restée croyante, accroche une médaille de saint Christophe au rétroviseur de la BMW de Martin, qui a pris ses distances avec le catholicisme de son enfance, et elle va à confesse. La foi de Philomena lui dicte de renoncer à l’amertume et surtout à la haine vengeresse : ayant ainsi finalement retrouvé dans le couvent de Roscrea la plus dure de ses anciennes tortionnaires, sœur Hildegarde, désormais impotente mais qui continue à cracher son venin, elle se décide à lui accorder son pardon, ce qui laisse Martin dans un premier temps interloqué. Mais il réfléchit et pour signifier qu’il a retenu quelque chose de la « leçon » il va, lui qui ne croit plus en Dieu (en est-il sûr ?), acheter à la boutique du couvent un petit Christ que Philomena dépose sur la tombe de son fils.
Ce « choc des cultures » aura sorti Martin de son narcissisme et lui aura appris une certaine modestie et l’ouverture aux autres. Personne n’a le monopole du bon sens et ce n’est sûrement pas la position sociale qui fait la valeur d’un être. Philomena l’avait d’ailleurs rappelé à Martin après qu’il ait écarté la jeune serveuse noire du petit-déjeuner : « Soyez gentils avec les moins favorisés ; la roue peut tourner ». C’est la « leçon » ou philosophie d’un film plein d’humour, superbement interprété par une grande actrice au visage très expressif : Judi Dench, et par Steeve Coogan, qui est Martin : un ludion superficiel qui retrouve une part d’humanité qui sommeillait en lui, grâce à cette improbable rencontre avec une femme du peuple, aussi forte que saine. Si l’on peut objecter que, pour Philomena, Steeve Coogan a joué (comme producteur, scénariste et acteur) un rôle prépondérant, Stephen Frears ayant répondu à une commande de sa part, c’est cependant tout à l’honneur de Frears que d’avoir su donner vie et légèreté à l’histoire, filmée avec sensibilité et sans pathos sur une belle musique d’Alexandre Desplat.
Sally Hawkins est Philippa Langley
Dans le deuxième film abordé ici, The Lost King, Stephen Frears donne un autre remarquable portrait de femme, plus forte que la société qui la considérait comme quantité insignifiante. C’est l’histoire d’une femme à la recherche de quelque chose, et qui met toute son énergie à le trouver, une fois qu’elle a trouvé de quoi il peut s’agir. Chose étrange : ce sera la dépouille qu’on croyait disparue d’une figure sulfureuse de l’histoire de la monarchie britannique, présentée comme le modèle du tyran machiavélique et monstrueux, Richard III (1483/1485), dont William Shakespeare fit un terrible portrait un siècle plus tard dans la pièce de ce nom (écrite vers1591/1592). L’histoire de The Lost King s’inspire d’un fait réel : Philippa Langley (née en 1962), établie à Édimbourg, est cette Britannique qui réussit presque seule à réunir des fonds pour rechercher les restes de Richard III (perdus depuis le XVIe siècle), de telle sorte qu’on finit par les retrouver en septembre 2012, enfouis sous le parking d’un centre social à Leicester (non loin du champ de bataille de Bosworth où le dernier des Plantagenêts était mort en conduisant ses troupes le 22 août 1485). Philippa Langley n’était pourtant pas une spécialiste, historienne ou archéologue : une passionnée tout simplement, en butte aux ricanements ou à l’indifférence de l’establishment (archéologues professionnels, universitaires de l’université de Leicester, historiens patentés). Et qui l’avait prise au sérieux ? Pas au départ son mari[5] et ses collègues de travail, qui l’auraient cru plutôt folle. Pas à Leicester l’archéologue municipal et son adjoint, qui ne voient d’abord en elle qu’une « dame au gâteau » (parce qu’elle était venue le premier jour avec un gâteau au citron) mais qu’ils s’étaient sentis obligés de recevoir car elle était « pistonnée » par le lord-maire de la ville (uniquement parce qu’un ancien voisin de celui-ci appartenait comme Philippa au cercle dit des « Ricardiens », c’est-à-dire des partisans d’une réhabilitation de Richard III). Pas le professeur-conférencier imbu de lui-même qu’elle rencontre en préalable à ses investigations, et qu’elle ose contredire : il se moque publiquement de ses « intuitions » en lui rappelant, comme à une petite fille, ce que sont les méthodes des vrais historiens. Pas le représentant de l’université de Leicester, qui toise continuellement l’inconnue de toute son arrogance de « sachant », et n’aura de cesse que de la ramener à sa vraie place, c’est-à-dire tout en bas. Malgré tout elle persistera…et trouvera.
La scène de la découverte est, de la part de Stephen Frears, un chef-d’œuvre de réalisation : à l’ouverture du chantier, malgré le scepticisme de l’archéologue en chef, Philippa décide de faire fouiller à l’endroit qu’elle a elle-même choisi, qui était marqué sur le parking du centre social d’un « R » (pour « Réservé » à un cadre de la société)…mais c’est aussi le « R » de Richard III. L’équipe se met donc au travail, l’archéologue en chef ayant même « déserté » pour rentrer chez lui, pendant que Philippa, trop nerveuse, décidait de faire une promenade aux alentours. Retour soudain au chantier : on voit alors en gros plan, penché sur ce qu’elle fouille, le visage d’une jeune assistante archéologue et voilà que l’image en contre-plongée montre le trouble qui envahit progressivement la jeune femme (sans qu’on sache ce qu’elle voit, qui motive ce trouble) ; la même stupéfaction saisit ensuite le principal collaborateur de l’archéologue en chef, venu juste apporter un café, quand il jette à son tour un œil dans la tranchée. Sans transition Stephen Frears montre Philippa, qui errait non loin de là et qui reçoit un SMS la pressant de revenir au plus vite. Fragile, avec un sac-à-dos qui brinquebale, elle court tant qu’elle peut et quand elle arrive enfin sur place, la séquence est sidérante : toute l’équipe à l’arrêt autour du trou sur le chantier de fouilles semble figée comme un peuple de statues, et incrédules, tous fixent intensément, longuement, Philippa comme s’ils voyaient une apparition surnaturelle. Car les restes qu’ils viennent à ce moment précis de mettre au jour, grâce à elle, sous un improbable parking à Leicester, sont bien ceux d’une personne difforme comme Richard III passait pour l’avoir été (par l’ostéologie, on a pu établir que le squelette retrouvé présentait les traces d’une scoliose adolescente, avec comme effet une épaule plus haute que l’autre) ; plus tard on établira que l’ADN extrait de la dépouille se retrouve bien sur deux descendants en ligne directe d’une sœur de Richard III : CQFD !
Sally Hawkins, qui joue ici Philippa Langley, lui donne une étonnante profondeur : on voit une femme très fragile, victime du syndrome de fatigue chronique (SFC), délaissée par son gentil mari (avec lequel elle est restée cependant amie : il est interprété par le coscénariste et coproducteur Steve Coogan, encore lui !), mais devenue quelque peu « transparente » aux yeux de sa propre famille (ses deux fils : Max et Raife) et de son environnement professionnel (au début du film on lui refuse une promotion, au profit d’une jeunette), personne n’ayant détecté toute la volonté et l’énergie dont elle était porteuse. À tort (comme dans le cas de Philomena) !
Le film de Stephen Frears est ainsi une fable douce-amère, riche d’enseignement sur le sexisme dominant et l’insupportable suffisance des élites. Car dans The Lost King, pas question pour ces Messieurs, une fois la découverte faite par suite de l’opiniâtreté de Philippa, de donner ne serait-ce qu’un strapontin à cette moins que rien (qui a pourtant tout initié et piloté). Ils s’approprieront tout ! C’est l’archéologue municipal (qui sera fait « Docteur ») et le représentant de l’université qui feront, seuls, l’annonce de la découverte sensationnelle le 4 février 2013, tandis que Philippa restera au pied de la tribune, avec les anonymes. Ce seront les deux mêmes qui seront conviés ensuite comme invités d’honneur à un somptueux raout, tandis que Philippa sera gentiment expédiée dans un collège… pour encourager à la persévérance dans l’effort de petites jeunes filles ! On retrouve ainsi dans ce film apparemment léger, avec tout l’humour dont est capable Stephen Frears, la même profondeur et gravité que dans Philomena. Le réalisateur s’est certainement bien amusé à moquer les travers de notre époque : par exemple le jeux des intérêts financiers qui seuls motivent mairie, université et service d’archéologie à Leicester (le représentant de l’université conçoit son métier seulement comme un « business », et se prépare à exploiter la découverte de Philippa en imaginant des « chocolats Richard III », ou des « verres à shot Richard III », etc.). Soutenu par la musique très inspirée d’Alexandre Desplat (comme pour Philomena), ce film au rythme continuellement soutenu est une quête haletante à propos d’une énigme historique (car qui était vraiment Richard III, diabolisé parce que vaincu : l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs), mais aussi une réflexion pleine de légèreté et d’humour sur la « normalité » (Philippa de par sa maladie est « différente » : elle aussi fait partie des « vaincus » de la société). C’est surtout une ode à la découverte de soi, pour dépasser les rapports de classes et de domination qui tendent à cantonner tous ceux comme Philippa (ou Philomena) – qui n’ont pas eu la chance de naître avec une cuillère en or dans la bouche – en bas de l’échelle sociale, inconnus et méprisés des puissants.
[1] Voir Frédéric Strauss, https://www.universalis.fr/encyclopedie/stephen-frears/
[2] Martin Sixsmith, The Lost Child of Philomena Lee, Pan Books, 2010.
[3] Ce film a délié les langues : on a retrouvé ensuite dans le jardin de l’ancien couvent catholique de Tuam (au nord de Galway) une fosse où furent secrètement enfouis quelque 800 bébés de mères célibataires entre 1925 et 1961.
[4] Le terme Oxbridge est ici utilisé de manière péjorative pour décrire une classe sociale, un raccourci pour une élite qui domine toujours l’establishment politique et culturel britannique.
[5] Dans une scène Stephen Frears prend un malin plaisir à mettre en parallèle Philippa qui mène ses recherches érudites en bibliothèque, et son mari et ses fils qui vont au même moment se gaver de popcorn au cinéma pour voir un James Bond où il y a quarante morts : le plus jeune des fils se demande même alors si l’on peut acheter un permis de tuer !