Quand Fargo sort en 1995, les frères Coen n’ont déjà plus, à ce moment de leur carrière, quoi que ce soit à prouver. Depuis plus de dix ans, ils enchaînent les classiques les uns après les autres, avec une facilité désarmante : Blood Simple (1994), Arizona Junior (1986), Miller’s Crossing (1990), Barton Fink (1991), ce dernier obtenant la Palme d’Or. Par référencement pur et simple ou par mélange des genres, ils jouent avec leur médium, composent autour de celui-ci un rythme qui leur est propre et instaurent un dialogue avec le spectateur, une connivence d’ordre ludique.
Avec Fargo, ils vont s’essayer à quelque chose de légèrement différent. Malgré un choix de péripéties très « coenniennes » (le meurtre nocturne du policier sur la route est une véritable relecture d’une scène analogue dans Blood Simple), ils s’immiscent ici plus profondément dans l’Amérique profonde, prenant le temps d’en montrer le quotidien. Celui d’une femme au foyer qui tricote en regardant la télé, d’un adolescent qui préfère aller chez McDonald’s voir ses amis plutôt que de finir son repas, d’un homme qui balaie la neige devant son entrée de garage ou encore celui d’une flic enceinte, au lit avec son mari mollasson et bienheureux, celui que l’on ne verra qu’en train de manger ou de dormir (à ce titre, il est la véritable femme enceinte du couple).
Il y a donc dans les intentions de départ de Fargo, non pas une volonté nouvelle, car cet attachement au peuple américain a toujours été présent, mais une orientation plus marquée vers un naturalisme certain. Cette direction, par ailleurs, sera en fait très vite avortée, les Coen, reprenant leur veine comique en enchaînant à la suite The Big Lebowski (1998) et O’Brother (2000). Fargo est donc bien, en ce sens, leur œuvre la plus frontalement naturaliste. Un film comme O’Brother peut également contenir cette dimension mais d’une façon beaucoup moins mimétique, plus reconstituée. Il en irait de même pour The Big Lebowski ou Arizona Junior pour ne citer qu’eux. L’autre versant de leurs filmographies, plus « sérieux » serait donc à rapprocher de Fargo, ce dernier se classant d’emblée dans leurs films les plus sombres. Blood Simple, No Country for Old Men (2008) ou Barton Fink ne sauraient se prévaloir d’un statut aussi authentiquement naturaliste que Fargo, dans la mesure où ils jouent en permanence avec une frontière, celle du fantastique (Anton Chigurgh dans No Country ou le personnage de John Goodman dans Barton Fink en attestent).
Cette neige, ces accents à couper au couteau, Steve Buscemi et sa démarche claudiquante : malgré cette distance propre aux frères Coen (qui pourrait être ici résumée par la logique du personnage de Frances Mc Dormand), Fargo serait bel et bien leur œuvre la plus attachée à la terre, à le (dé)peindre, à la décrire, mais serait aussi, là réside le paradoxe qui nous intéresse ici, leur œuvre la plus trompeuse, celle qui se jouerait le plus de la réalité qu’elle dépeint.
Participant de ce gage d’authenticité, un carton nous informait en début de film : « Ces évènements ont eu lieu dans le Minnesota en 1987. À la demande des survivants, les noms ont été changés. » La narration se met en route et l’on assistera à plusieurs meurtres jusqu’au générique de fin, dont un dans une machine à broyer des morceaux de bois, avec la vision si réaliste d’un pied qui dépasse qu’elle en deviendrait surréaliste (les Coen n’abandonnent jamais cette limite entre ce qui serait de l’ordre du trop vrai et qui passerait, du coup, dans une autre logique de perception). Par la suite, rien ne viendra démentir cette forme de témoignage. Et pourtant, depuis, on le sait, tout fut écrit, inventé, de la première à dernière ligne du scénario. Il est d’ailleurs étonnant de constater à quel point le mensonge est le cœur, le moteur du film. Jerry Lundegaard (William H. Macy) n’en serait presque plus à en user volontairement mais à se faire contrôler par le mensonge, celui-ci sortant mécaniquement, que ce soit vis-à-vis du banquier qui l’appelle par deux fois à son bureau, du client à qui il veut vendre un enduit ou encore de son fils, qu’il rassure dans son propre interêt.
La clé en revient aussi à cette scène, quasiment la seule extérieure à l’intrigue principale et, en cela, révélatrice. Ce Mike Yanagita (Steve Park), sorti de nulle part, ancien camarade de classe de Marge Gundersson (Frances McDormand). Croyons-nous à l’histoire de ce veuf et de sa femme décédée d’une leucémie ? Peut-être, peut-être pas. Ce qui est important c’est que Marge, elle, y croit, et compatit en ce sens. Plus tard, elle apprendra, et nous avec, que Mike ne fut même jamais marié à cette femme, qu’elle est en pleine forme et qu’elle avait même déposé plainte contre lui pour harcèlement. Le faux se propage partout dans Fargo, à partir du moment où l’on y met assez de moyens pour susciter la croyance de l’autre.
Il y a ce plan sur Marge, dans son véhicule de fonction, où elle mange un hamburger après avoir appris cela. Suivi de cet autre où elle conduit, la mine défaite. Elle a été dupée, et déjà, ici pointe cette incompréhension du monde, celui en dehors du cocon dans lequel elle était jusqu’alors (les scènes chez elle avec son mari sont de ce point de vue significatives), et qui s’exprimera définitivement lors de son monologue final s’adressant au personnage de Peter Stormare. Cette incompréhension repose en partie sur cette création du faux pour susciter l’empathie de l’autre, pour tromper ses sentiments et altérer son jugement, comme dans cette scène avec Mike Yanagita. Dès lors, sa réaction pourrait être la nôtre face au film, que l’on pourrait donc définir comme une création de faux pour susciter notre empathie, ce carton du début dont la fonction serait d’altérer notre jugement. Fargo, et ce doit être unique dans l’histoire du cinéma, est une fiction qui se déguise en histoire vraie. Comme l’histoire de Mike Yanagita. Dès lors, comment ne pas s’identifier aux émotions de Marge ?
Ce carton, et l’information postérieure au visionnage du film, comme quoi, en fait, cette histoire n’a pas eu lieu, joue donc avec cette croyance du spectateur de cinéma en ce qu’il vient voir. Il y a un certain conditionnement, une certaine acceptation de tout un chacun s’offrant au spectacle cinématographique, cet accord tacite entre l’objet visionné et celui qui le voit sur le fait que l’on assiste à une retranscription plus ou moins proche du réel et qu’il faut la comprendre comme telle. C’est en cela que l’abandon du spectateur à ce qui lui est projeté peut marcher. Dans le cas où l’on nous informe d’une authenticité supplémentaire (la fameuse histoire vraie, donc), c’est un gage quasi documentaire que s’autorisent les concepteurs et une information de plus pour nous : si d’habitude le cinéma ment, ici, il ment toujours, mais moins. En apprenant, après coup que, de fait, il mentait toujours autant, et donc peut-être même plus, les Coen provoquent une zone de flou entre image et réel qui fait toute la substance de Fargo. Par cette brouille de repères, les Coen créent un vertige, qu’il faudrait presque rapprocher de l’horreur. Ni fiction (car non avouée comme telle), ni histoire vraie, encore moins documentaire, mais un peu de tout cela à la fois. Dès lors, ne reste plus qu’à se faire ses propres marques de cet espace sans repères que les Coen nous proposent. Tout comme Steve Buscemi quand il enterre sa valise dans la neige et, après coup, se rend compte qu’il n’y a pas de point de repères, Fargo laisse une marque rouge au milieu du néant, et confinerait presque à l’abstraction.