Cette fois-ci, après le poignant Gamin au vélo (2011), les Dardenne mettent en scène Sandra (sous les traits de Marion Cotillard, excellente) qui décide d’aller voir un à un ses camarades de travail pour les convaincre de renoncer à une prime de 1000 euros, son patron ayant décidé de sursoir à son licenciement à condition que les membres de l’équipe renoncent, par un vote, à leur récompense. On n’ose pas croire qu’un tel chantage ait pu être réellement exercé sur des travailleurs, même si l’on sait – et c’est le sujet majeur du film – que la crise que subit l’industrie dans toute l’Europe conduit des patrons à une inhumanité parfois de plus en plus grande vis-à-vis de leurs salariés. Pourtant, les réalisateurs déclarent (1) s’être inspiré bel et bien « d’histoires semblables, ou les salariés se retrouvent dans un chantage. » Aucun artifice donc, mais un scénario cauchemardesque qui, par le dilemme devant lequel (à des degrés certes divers) tous les camarades de Sandra sont placés, tient de la tragédie antique.
Une histoire qui tient du tragique mais qui, dans la veine concise, dépouillée et sans pathos propre aux Dardenne, ne rue jamais dans les brancards, n’est jamais hystérique, reste toujours d’une sobriété exemplaire. Ce n’est simplement, si l’on peut dire, que l’observation d’un désespoir simple. Une jeune femme au bord du précipice mais pas complètement abattue car on la voit faire preuve d’un grand courage, en, le temps d’un week-end, rendant visite à ses collègues de travail entre les mains desquels son destin est suspendu et dont elle sait parfaitement en face de quel choix impossible elle va les mettre. Les réalisateurs, avec ce combat de Sandra, soutenue par son mari (Fabrizio Rongione), nous montrent qu’exister, c’est se battre. Non, la lutte de Sandra n’est pas spectaculaire, insolite, et durant tout le film elle vacille au bord du gouffre, mais c’est ce néant sous ses pieds qui la fait exister et c’est grâce à leur simplicité et leur sincérité que les cinéastes imitent la vie au plus prés et que Sandra dévoile par petites touches notre humanité.
Une des marques de fabrique des Dardenne est de ne pas juger leurs personnages. Ainsi, lorsque Sandra visite un par un ses camarades de travail, elle a affaire à une toute une gamme de réactions. Ce qui est remarquable, c’est la franchise qui prévaut souvent entre les interlocuteurs. Les cinéastes n’insufflent pas de fiel superflu entre les personnages, ni de rapports malsains inutiles, comme si la question qui se pose (l’argent ou un camarade au chômage) suffisait à rendre abjecte et glauque une situation qui forcément ne risque pas de faire honneur à la nature humaine à tous les coups. C’est par le truchement de leur héroïne que les Dardenne s’abstiennent de juger. La jeune femme estime qu’elle a le devoir de se battre mais aussi comprend les fins de non-recevoir de certains qui veulent toucher la prime.
S’ils ne montrent pas du doigt, s’ils ne méprisent – encore moins – personne, les frères Dardenne ne sont pas neutres pour autant. Leur cinéma a souvent pour cadre des situations de grande pauvreté (ici ce n’est pas vraiment le cas : Sandra appartient à la classe moyenne), et ils ont toujours accordé beaucoup d’importance au fait de parler des sans-grades, voire des marges. Dans Deux jours, une nuit, l’histoire de Sandra est le révélateur du climat social actuel commun à toute l’Europe qui est train de laminer sa classe moyenne. L’idée forte qu’ils nous adressent est qu’il ne faut pas se résigner aux désastres que la crise commet, que chacun peut (doit) se battre contre la fatalité, même au bord du découragement. Exister, c’est quoi ? C’est se battre encore et toujours.
(1) Interview dans La Croix, le 21 mai 2014
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