Cycle Pietro Germi à la cinémathèque: Entre sentimentalisme communautaire et ancrage populaire

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Pietro Germi figure un peu comme l’outsider ou, à tout le moins, le mal-aimé du cinéma italien de l’âge d’or. Et les opportunités de (re)découvrir sa filmographie -telle la rétrospective que lui a consacré la cinémathèque française en octobre dernier- ne sont pas légion. L’occasion de revenir aux fondamentaux de son cinéma enclin à la dénonciation sociale. Rembobinons…

 

La filmographie composite de Germi échappe à toute catégorisation et entend parler d’abord « au coeur du spectateur ». Naturellement porté à analyser les états d’âme et les sentiments de ses contemporains, par ailleurs doté d’un caractère bien trempé et solidement aguerri, le réalisateur génois transcende ses contradictions en déclinant tous les genres cinématographiques; y imprimant son formalisme si caractéristique.

Un cinéaste humaniste

Revenu du communisme et de la social-démocratie italienne, d’abord assistant de Alessandro Blasetti, Germi prend radicalement le parti de l’homme ordinaire issu du peuple. Il fait montre d’une appartenance quasi viscérale au prolétariat italien comme l’attestent ses récits mélodramatiques ancrés au plus profond des racines de la famille traditionnelle italienne. Avec Le disque rouge (1955), il aborde le traumatisme de la déchéance sociale d’un cheminot confronté à un suicide ferroviaire qu’il n’a pas pu éviter. Dans un registre avoisinant, un ouvrier vit un adultère mélancolique en l’absence de sa femme et de son fils partis en vacances dans L’homme de paille (1958). Dans ces films au naturalisme à la Zola, le cinéaste y exalte un sentimentalisme communautaire qui imprègne ses meilleurs films et qui sait éviter pourtant le larmoiement qu’on rencontre par exemple dans les mélos de Matarazzo. Ces films édifiants renouent avec l’esthétique soviétique (Eisenstein) par la photo hyper contrastée sur fond de paysages vierges brûlés par le soleil, l’inventivité des cadrages et l’amplitude des mouvements de caméra tels ces pano-travellings d’exposition couplés à la musique envoûtante de Carlo Rustichelli, récurrents comme un leitmotiv. Pour exemple, ceux de Jalousie (1952), mélodrame somptueux autant que mésestimé, aux clairs-obscurs bunueliens, qui décline les amours contrariés d’un hobereau, propriétaire terrien issu de l’aristocratie latifundiaire, avec une servante roturière au coeur de la Sicile.

Au besoin, Germi invente des sous-genres: le noir métaphysique avec Le Témoin (1946), son tout premier opus, dostoïevskien par la tonalité, où un homme, pourtant coupable des faits dont on l’accuse, est sans cesse confronté à celui qui a sauvé sa tête aux assises comme sa mauvaise conscience. Le western néoréaliste crépusculaire à l’italienne (pas encore spaghetti) transplanté en terre vierge agreste de Sicile avec Au nom de la loi (1949). Ou encore, avec Le chemin de l’espérance (1950), la version transalpine des Raisins de la colère sublimant Raf Vallone en icône prolétarienne, puise sa source d’inspiration dans la geste fordienne. Le polar moralisateur avec Jeunesse perdue(1948), le film de gangsters dont l’action gravite autour d’un braquage sur une trame néo-réaliste Traqué dans la ville (1951), très inspiré de Quand la ville dort de John Huston, la pochade licencieuse avec Mademoiselle la présidente (1952), l’épopée westernienne historique à l’italienne, la tanière des brigands(1952), le noir procédural sarcastique avec Meurtre à l’italienne (1959), la comédie noire à l’italienne et le crime d’honneur dans Divorce à l’italienne (1961).  Enfin, le boom économique et son corollaire, la liberté sexuelle, entravée par des conventions sociales et religieuses sclérosantes Beaucoup trop pour un seul homme, Ces messieurs dames(1966),ce dernier couronné de la palme d’or à Cannes ex-aequo avec Un homme et une femme de Claude Lelouch, Serafino ou l’amour aux champs (1968), Le castagne sono buone (1970), Alfredo Alfredo(1972), son dernier opus.

Telle est, en filigrane, la profession de foi que Germi fait de son engagement cinématographique. Avec lui, le cinéma italien quitte les sentiers battus du néo-réalisme historique et idéologique pour frayer d’autres voies aventureuses par le prisme du regard moral pessimiste mais jamais moralisateur pour autant qu’il porte sur une société désormais happée par le consumérisme et la décadence petite bourgeoise.

Tragi-comédies de moeurs naturalistes

La prééminence de la comédie à l’italienne et son irruption à l’orée des années 60 s’explique par le contrecoup cathartique de la dépression néo-réaliste de l’après-guerre. Un afflux de comédies grinçantes censées tirer vers le haut le moral dans les chaussettes des transalpins mis à genoux par les privations d’une guerre dévastatrice pour le pays, vint contrebalancer  ce courant néo-réaliste passé de mode. Dans l’après guerre et l’entre-deux de la reconstruction et avant le boom économique, la mouvance néo-réaliste  perdura et survivra à travers des tragi-comédies de moeurs naturalistes par leur localisation.

A l’intérieur de ce courant , Pietro Germi se voit comme un social-démocrate. Par opposition à un Monicelli qui nourrit ouvertement des sympathies communistes, Germi refuse, quant à lui, l’adhésion ou l’appartenance à une quelconque idéologie spécifique. Il croit en l’égalité sociale et pourfend l’hypocrisie des valeurs culturelles traditionnelles conservatrices de la société italienne de son temps.

La loi de la nature avant celle des hommes

La Sicile forme une excroissance de la péninsule italienne et son insularisme expose de facto ses autochtones à un état d’immobilisme social par l’âpreté de valeurs rigides qui les rendent imperméables à la modernité. Et surtout à ce travers ancestral à vouloir faire passer la loi de la nature avant celle des hommes. Le temps finit par panser toutes les plaies mais pas vraiment dans ce no man’s land des contrées siciliennes arides et reculées.

Les raisins de la colère version transalpine: Le chemin (escarpé) de l’espérance (1950)

Une cohorte bringuebalante de mineurs siciliens- ayant dû faire face à la fermeture inopinée d’une mine de soufre dans le bourg villageois de Sciacca rebaptisé Capodarso- décident de laisser derrière eux leur vie de misère pour tenter l’aventure de la transhumance vers la France, terre promise et eldorado de la dernière chance. Leur route se révèle semée d’embûches. Piégés par un passeur contrebandier indélicat tandis que les expatriations clandestines sont jugées illégales malgré qu’un élan de solidarité s’esquisse, ils échouent dans la campagne pour finir par se rendre indésirables aux yeux de la population locale. Embauchés au sein d’un latifundium, sorte de domaine céréalier aux méthodes d’exploitation archaïques, ils sont alors perçus comme des « jaunes », ces briseurs de grèves venus « manger le pain » des autochtones.

Pietro Germi brosse un portrait âprement réaliste et sans concession de ces Siciliens spoliés de tous leurs maigres biens et qui entreprennent de leur propre chef d’abandonner leurs foyers existentiels; forcés et contraints par le cours des événements. L’odyssée est chaotique et son traitement esthétique relève encore du mélodrame néo-réaliste auquel le film appartient de plain-pied. Les intrigues secondaires sont contingentes de la difficile progression des immigrés transplantés sur une terre hostile.

Le réalisateur de Divorce à l’italienne aborde cet épisode de l’exode avec toute l’humanité requise, sensible au sort incertain réservé à ces défavorisés en marche . Le jeu sobre de Raf Vallone dans un rôle de père attentionné à sa jeune progéniture, fédérateur du groupe d’expatriés, fait mouche en pendant à son alter ego Henry Fonda dans le film de John Ford réalisé dix ans auparavant. Le cinéaste humaniste filme ces femmes siciliennes tout de noir vêtues, contrastant avec la blancheur du paysage aride et brûlé par le soleil, statufiées dans un silence marmoréen à l’occasion d’une grève sur le tas en solidarité avec leurs mineurs de maris coincés au fond de la mine promise à la faillite. Le sud de la France, terme de leur exode, compte alors de nombreux immigrés italiens appelés à décroître au milieu des années 70.

Séduite et abandonnée (1964), une tragi-comédie qui tourne au grotesque

L’image stéréotypée de la famille du mezzogiorno est ici une réalité outrée jusqu’à en devenir irréelle. C’est cette famille des régions du sud de l’Italie, autocentrée et farouchement nucléaire, rétrograde et repliée sur elle-même, prônant la suprématie masculine, la possession jalouse, la revendication de l’honneur, la légitimation de la vengeance qui est montrée du doigt dans une surenchère caricaturale.

Dans la droite ligne de Divorce à l’italienne qui vaudra la reconnaissance internationale à Pietro Germi, le cinéaste s’adjoint la collaboration fructueuse de Luciano Vincenzoni et Age et Scarpelli pour bâtir un scénario au vitriol surenchérissant d’humour noir et remettre le couvert dans ce registre comique grinçant. Avant Séduite et abandonnée, le baron fictif de Divorce à l’italienne s’ingéniait par tous les moyens à trucider son encombrante épouse pour marier la jeune et belle Stefania Sandrelli. Séduite et abandonnée fait figure de locution populaire dans la société italienne de ces années scellant le destin des jeunes filles en fleur; permettant à leurs pères et frères de sauver l’honneur de la famille en prenant leur revanche sur la fille nubile de la famille, objet des convoitises masculines, séduite, subornée et abandonnée. Tandis que, dans le meilleur des cas, le vil suborneur se tirait d’affaire en mariant la jeune fille abusée.

« Le mariage efface tout, mieux qu’un pardon général » entend-on dire dans le film par le truchement de la rumeur publique. Le prétexte est l’existence d’une disposition particulière d’un article du code civil italien stipulant que, si un homme viole une femme, il doit aller en prison. Mais s’il consent néanmoins à l’épouser, il sera exempté. Stupide et anachronique manquement de la loi. Plus aberrant est le fait que la majorité des femmes abusées acceptaient de se laisser marier. Sous les coups de boutoir enflammés d’un scénario survitaminé, la satire vire au grotesque et à la pantalonnade. La farce sombre cède à la rumeur publique. Stefania Sandrelli incarne un jeune animal sensuel à la vertu équivoque, exagérément couvée par sa famille intrusive.

Dans un registre parodique déjanté, le pater familias, Vincenzo Ascalone (Saro Urzi) se donne un mal de chien pour sauver l’honneur familial en dissimulant par tous les moyens les soupçons de corruption jetés sur la vertu de sa fille Agnese (Stefania Sandrelli). Grâce à une photographie noir et blanc expressionniste au cordeau, la réalisation rend admirablement compte de l’atmosphère d’hystérie collective portée à l’incandescence. Au hasard d’une chorégraphie frénétique d’une galerie de protagonistes, le grand angle cueille des scènes outrées pour s’appesantir  sur une série de gros plans de trognes siciliennes. Plus l’on s’approche de la fin du film et plus les situations décalées s’amoncellent dans un renversement quasi ininterrompu et violent de destins contrariés. Au point de tension extrême où la caricature reprend à cjaque fois le dessus sur la narration. Bienvenue en Absurdistan…

Par un ironique retour de manivelle, le film connaîtra un flop prévisible dans son exploitation au sud de l’Italie. La clause de l’article de loi autorisant les séducteurs et les kidnappeurs d’échapper à la prison en épousant leurs victimes sera abolie en 1981 et il faudra atteindre 1970 pour que le divorce soit reconnu en Italie.

Au nom de la loi (1949): dura lex sed lex

L’oeuvre à redécouvrir se présente comme une sorte de western policier d’investigation. Il se déroule toujours dans cette région arriérée de Sciacca et anticipe en demi-teinte le film crépusculaire de John Sturges Un homme est passé par son argument narratif. Massimo Girotti campe le jeune magistrat palermitain Guido Schiavi, incorruptible et bien décidé à faire respecter la loi étatique là où sévit l’omerta et la loi de la nature donc du plus fort. Ce faisant, il lui faudra en découdre avec la population , la mafia et les édiles locaux malgré ses efforts consentis à obtenir la réouverture d’une mine désaffectée contre l’intérêt de son propriétaire terrien. Un vent de justice souffle sur le bourg villageois grâce à l’action du juge intègre mais il va se heurter aux compromissions de la mafia et aux intérêts divergents de l’aristocratie en place.

Au terme de ce panorama filmique, Pietro Germi fait la démonstration d’une détermination sans faille et d’une énergie dévastatrice. Animé d’un penchant certain pour la polémique tout en étant rétif au cirque médiatique, il est tenaillé d’une rage sociale avec laquelle il empoigne ses sujets à bras le corps. Même s’il reste trop démonstratif dans ses épanchements et ses rancoeurs, il demeure proprement inclassable par son indifférenciation des genres. Il est incontestablement l’enfant turbulent du cinéma italien et ne serait-ce qu’à ce titre mérite qu’on réhabilite sa filmographie.

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