Editions Carlotta (Octobre 2007)
La vie peut parfois être injuste. Belle, oui, mais il nous arrive souvent de l’avoir en travers de la gorge. Qui se souvient de Mitchell Leisen, d’Albert Lewin, qui connaît réellement ce jeune cinéaste tunisien qui risque très vite de casser la baraque, Elyes Baccar ? Beaucoup de noms, d’étoiles filantes, de tristesses et de regrets dont Pierre Zucca fait partie. Et c’est regrettable !
Avant d’être le cinéaste de la parole et des jeux de pistes bluffants, Zucca prenait des photos de quelques tournages qui devinrent célèbres. Truffaut, Rohmer, Rivette, une pléthore de jeunes turcs, anciens critiques aux Cahiers, ont ainsi éveillé une belle curiosité chez Zucca, celle d’aller enregistrer des images. En très peu de films, Zucca va installer une atmosphère quasi ludique, travaillant sur les possibilités infinies du son, sur les va-et-vient des scénarios à tiroir et surtout sur le parallèle entre le jeu d’acteur et la parole. Il faut impérativement prendre un peu de son temps pour (re)découvrir une filmographie alléchante et particulièrement excitante. Soit on se tait et on accuse le coup, soit on se passe un grand coup de peigne et on décide de sortir le temps d’aller sonder l’air de Paris. Toute cette idéologie se terre dans les cadres somptueusement recherchés des films de Zucca. Les rendez-vous avec le cinéma, le seul, se lit sans aucun doute sur les lèvres savoureuses des figures sensuelles que crée cette magicienne, cette caméra en somme.
Il y a dans chacun des œuvres de Zucca, comme un bourdonnement obsédant, celui du verbe, de la langue. À l’instar de Rohmer, déjà évoqué, les mots prennent tout à coup dans la bouche des acteurs tout leur sens. Le silence entourant les répliques est primordial pour Zucca : ce constat est particulièrement flagrant dans Roberte ou Alouette…, où les personnages de Roberte et Pierre Vergne notamment, semblent mûrir longuement leur parole. De la même manière que le réalisateur, pour donner sans doute plus de force à ses images, aime à mettre en place progressivement les situations et les personnages au début des séquences, imitant en cela ce que la description confère au roman, les personnages eux-mêmes paraissent prendre leur temps pour s’exprimer. L’effet de réalité habituellement produit par le cinéma, grâce à des plans courts et des répliques qui s’enchaînent dans un rythme parfait et fluide, est nettement brisé. Il est ici créé par une utilisation tout à fait particulière de la langue, utilisation qui se trouve presque réalisée sur le mode de l’hommage, tant semble être grand l’amour de Zucca pour sa langue maternelle. Octave, le mari de Roberte, s’exprime ainsi avec une éloquence rare au cinéma, créatrice d’une magie toute particulière : «Cependant, un détail, anodin s’il ne s’agissait de Roberte, donne d’un seul coup, à cette image anecdotique, toute la valeur d’une pièce à conviction. Observe-la avec soin. »
Si, comme chez Claude Chabrol par exemple, qui interprète d’ailleurs le rôle principal dans Alouette, le traitement -récurrent à travers l’œuvre de Zucca- du milieu social de la bourgeoisie, justifie le choix d’un tel langage par les personnages, ce dernier a également trait à la grande attention portée par Pierre Zucca à la prononciation en elle-même, beaucoup plus riche quand les mots sont soigneusement choisis. Il n’est en conséquence pas anodin de constater que les acteurs des films de Zucca sont, pour la plupart, d’anciens comédiens : Michel Bouquet et Fabrice Luchini notamment. Ce dernier aura d’ailleurs été révélé au cinéma par Pierre Zucca dans Vincent mit l’âne dans un pré (et s’en vint dans l’autre) , premier film du réalisateur. Ces deux immenses comédiens se caractérisent par une prononciation sans pareille au cinéma : à la fois théâtrale et déclamée, et d’une délicatesse que seul le 7ème art peut permettre. Zucca, comme un Desplechin aujourd’hui, porte en effet un immense amour envers les acteurs. De fait, la parole, chez Zucca, se fait également timbre de voix : la voix grave et majestueuse de Michel Bouquet, celle électrique et incisive de Fabrice Luchini, les roulements gais de l’accent de Victoria Abril ou encore le timbre velouté, suave, de Philippe Léotard.
Pour autant le verbe, dans l’utilisation qu’en fait Zucca, prend parfois des accents de contre-vérité. Souvent l’image dément les propos des personnages – Luchini excelle à ce jeu, dans Vincent… notamment.
L’imposture se trouve effectivement être l’un des thèmes récurrents de l’œuvre de Zucca, au sein de laquelle rares sont les personnages absolument honnêtes. L’illusion règne sur les situations et les relations humaines – à l’image des nombreuses illusions d’optique du fabuleux Secret de Monsieur L, film de 59 min du réalisateur avec Michel Bouquet, Fabrice Luchini et Irina Brook, en supplément de Rouge Gorge, les personnages se nourrissent de chimères et se mentent avec aisance les uns les autres. Le personnage de Pierre Vergne interprété par Michel Bouquet dans Vincent mit l’âne… et par Claude Chabrol dans Alouette, je te plumerai, ment perpétuellement à son fils Vincent (Fabrice Luchini) au sujet de sa vue et de son célibat, ou à ceux qui l’hébergent (Fabrice Luchini et Valérie Allain) au sujet de sa fortune et de son histoire personnelle. Charles –Philippe Léotard – se fait passer, lui, passer pour un homme d’affaires auprès de sa fille Reine, alors qu’il est membre d’un vaste réseau de trafic de fausse monnaie, dans Rouge Gorge. Reine, comme Vincent ou Françoise, l’aide-soignante qui recueille le Pierre Vergne interprété par Claude Chabrol dans Alouette, sont pris dans le piège du trompe l’œil, et n’en sortent qu’au prix d’une brutale redescente parmi la réalité. L’imposture est elle-même à mettre en lien avec le thème de la filiation, repris par chacun des films du coffret, et souvent source de mensonges et de non-dits.
Ce jeu de l’imposture, des apparences, est en quelque sorte un des fils rouges du cinéma de Zucca. Pierre Zucca joue ainsi avec le spectateur, ses acteurs et lui-même. Au fil de ses films il construit un véritable jeu de piste comme si ceux-ci ne formaient qu’un, tout en étant différents les uns des autres (notamment Roberte, genre d’ovni du cinéma Zucca). Comme il a été dit précédemment, le personnage de Pierre Vergne (qui apparaît dans Vincent mit l’âne… ainsi que dans Alouette, je te plumerai…) marque très explicitement ce lien entre un même personnage, tout en semant le doute car interprété par deux acteurs différents (Michel Bouquet pour le premier et Claude Chabrol pour le deuxième). L’humour « sérieux » de Zucca entre ainsi en scène. Celui-ci se ressent beaucoup dans Vincent mit l’âne… notamment, par exemple dans la scène du fou qui « sévit » dans les bois du parc de madame Jeanne Dogson. Le masque porté par ce dernier est celui remarqué par Vincent un peu plus tôt chez son père. L’humour de Zucca, c’est aussi cette scène extraordinaire dans Roberte où un repas est servi puis desservi sans que personne ne l’ait mangé ou même touché. Sérieux car cet humour semble maîtrisé, calculé. Chaque élément du décor et du contexte a son importance et même si Pierre Zucca donne une portée considérable à la parole et au verbe, le spectateur doit tout de même garder les yeux grands ouverts afin de ne louper aucun des indices que le réalisateur sème sur son chemin.
D’autres éléments servent aussi de trame pour comprendre l’univers de Zucca. La théâtralité est un des principes récurrents que l’on retrouve à travers les différents films de Pierre Zucca. Le jeu des rideaux de Roberte accentue d’ailleurs cet angle, ainsi que la manière qu’ont les acteurs de déclamer. Un autre aspect qui fait aussi partie intégrante du cinéma selon Pierre Zucca se retrouve dans le côté « froid » qui régit ses films. En effet, nombreuses sont les références faites à la mythologie (flagrant dans le court métrage Méfiez-vous d’Echo qui revisite le mythe d’Echo et de Narcisse). Beaucoup de statues de marbre (que fait Pierre Vergne dans Vincent mit l’âne…), de colonnes (Roberte) renforcent cette sensation. L’ambiance froide qui en résulte fait appel à un rapport quasi minéral avec le film.
Une autre composante majeure de ce « jeu de piste à la Zucca » est le son. Pierre Zucca porte en effet une grande attention aux sons, bruits et musiques qui entourent et intègrent ses films. Des airs fort connus, issus de la chanson populaire, ponctuent d’ailleurs deux de ses films. On reconnaît « Cadet Roussel » dans Alouette, je te plumerai… ou encore « Ohé, ohé matelot… » lorsque les « méchants » surgissent dans Rouge-gorge. Les films de Pierre Zucca ont tous cette particularité d’un air entêtant, lancinant, qui revient sans cesse, ponctuant le récit. Ces musiques sont pour la plupart jazzy ou originaires d’un répertoire classique, parfois stridentes, souvent déstructurées, renforçant ainsi la tension dramatique de certaines scènes. Un petit air de Lynch vole sur les Zucca. La musique joue alors vraiment son propre rôle. Parfois elle s’impose même aux discours totalement couverts par cette dernière ou par les bruits alentours de type circulation. Etonnant, non, pour un cinéaste qui attache autant d’importance à la parole ? On a alors simplement la sensation que, de temps à autre, Pierre Zucca réalise que la conversation de ses personnages n’est pas si importante dans son récit. Il trouve alors là l’occasion de « reposer » le spectateur, lui ouvrant les yeux, pour quelques instants, sur une autre partie de son travail. Une nouvelle piste s’offre ainsi à lui.
Aujourd’hui, on retrouve aisément quelques idées de mise en scène inspirées de Zucca dans le cinéma français actuel. Une parole immensément analysée dans Comment je me suis disputé (ma vie sexuelle) d’Arnaud Desplechin, un rapport subtil à la nature que l’on peut distinguer dans Lady Chatterley de Pascale Ferran ou bien dans Peindre ou faire l’amour des frères Larrieu, toujours cette chasse aux sorcières contre les scénarios sans heurts ni espoirs que l’on peut percevoir dans les compositions de Lucas Belvaux (en particulier sa trilogie Un couple épatant, Cavale & Après la vie). Zucca est finalement un cinéaste de la trempe d’un Rohmer. D’ailleurs, celui-ci lui rend hommage dans son dernier film, Les Amours d’Astrée & de Céladon, histoire de rappeler aux historiens du cinéma l’importance exquise de ce cinéaste sous-estimé et finalement oublié.