« C’est un film très cruel, chirurgical, et en même temps très doux. D’une douceur exsangue, comme dans les limbes. Le silence qui règne dans les rêves qui t’avertissent que tu es déjà depuis longtemps parmi les morts, que ce n’est au bout du compte pas si terrible et si désespérant que cela, et que c’est même la seule façon de vivre. » Federico Fellini
Ces mots du cinéaste italien à Michelangelo Antonioni, à propos de son film Profession : Reporter (1975) évoquent avec grande acuité les impressions que laisse cette œuvre : un nuage de limbes qui s’étend dans l’ensemble désertique qui teinte le film, une apathie enveloppante et mortifère, aux accents moraviens, qui conduit à un chemin erratique tout entier tourné vers la mort.
Usurpation errante
David Locke (Jack Nicholson), un reporter d’origine anglaise aux principes journalistiques très souples dans une Afrique instable politiquement, déambule au Tchad afin de rassembler des images pour un documentaire qu’il produit, interrogeant des dirigeants autocrates sans incision particulière. Il fait la connaissance de son voisin d’hôtel, un certain David Robertson, dont il apprend qu’il mène une vie secrète de trafiquants d’armes pour alimenter des groupes de guérillas africaines. Lorsque Locke trouve Robertson inanimé dans sa chambre après un arrêt cardiaque, il décide d’usurper son identité. Cette décision s’opère dans une atmosphère d’étrangeté. A la méticulosité de Locke dans le truchement des images sur les passeports d’identité, se superposent les dialogues en off, que les deux hommes avaient échangé un peu plus tôt lors d’une conversation enregistrée par Locke. Un flash-back qui se glisse dans le plan présent, sans coupure, rejoue la discussion entre eux, dans un mouvement de caméra doux, tranquille, dans un évident contrepoint avec l’action en court : la mort brutale d’un homme, le vol instantané de son identité par un autre. Cette belle séquence est le prélude d’un long étiolement existentiel.
L’errance qu’entame Locke se nourrit des quelques menus indices laissés par le défunt : un lieu, Munich, un horaire, un nom, de la documentation sur des achats d’armes. Il bascule dans un monde de marchandises illicites dont il ne maîtrise pas les codes, ne connaît pas les acteurs, mais s’y laisse pourtant porter par d’invisibles et lentes vagues. Seule la jeune femme qu’il va rencontrer sur son chemin (Maria Schneider), figure inconnue comme jaillie de nulle part, va donner un semblant d’aiguillage à sa trajectoire, étant elle-même comme portée de manière aléatoire par les événements, d’un point à un autre. De Londres à l’architecture de Gaudi à Barcelone.
« Antonioni cherche le désert »« Antonioni cherche le désert » écrit Pascal Bonitzer, et « le désert c’est le champ vide » précise-t-il. Ce « champ vide » alimente tout le cinéma de Michelangelo Antonioni, il hante la disparition d’une femme dans L’Avventura (1960), s’étend dans les parcs londoniens filmés dans Blow-up (1966), dans le désert dense de Zabriskie Point (1970) et dans celui de Profession : reporter. A l’inertie qui s’installe dans ce champ vide (portée à son paroxysme dans la saisissante dernière séquence de l’oeuvre), le spectateur peut dérober une petite place. Il est toujours fascinant de sentir la place que le réalisateur italien laisse à l’imaginaire du spectateur, l’étendue qu’il offre à son regard ; c’est particulièrement prégnant dans Profession : reporter. L’espace est-il un décor ou un univers? s’interroge Céline Scemama, dans l’un des essais qui agrémente ce riche coffret. Chacun(e) prendra soin de répondre à cette question au coeur de la filmographie d’Antonioni. L’univers en champ vide de Profession : Reporter, partagé entre volutes étirées qui détectent une lourdeur existentielle ou séquences allongées vieillies par le temps, marque l’esprit du sceau d’une entêtante litanie.