Chronique d’un été (Edgar Morin et Jean Rouch, 1961)

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Jean Rouch et Edgar Morin usent de cette expérience cinématographique pour dénoncer, de manière très précoce, les violences perpétrées en Algérie.

Au moment où le sociologue Edgar Morin fait appel à Jean Rouch, ethnologue et cinéaste, pour réaliser Chronique d’un été, les deux hommes sont à la fois les témoins et les acteurs d’un tournant majeur dans l’évolution du langage documentaire et cinématographique. Bien qu’il paraisse périlleux d’aborder l’histoire de l’audiovisuel à travers le vocable de ses ruptures et de ses continuités, force est de constater que quelque chose se produit au basculement des années 1950 et 1960. L’innovation est tout d’abord technique et porte un nom : la caméra légère à son synchrone. La prise de son directe permet alors au documentaire de prendre place sur le terrain, tandis que la fiction tend à s’éloigner des studios.

Pourtant, comme le défend très habilement François Niney (1), la technique ne permet pas à elle seule d’expliquer les trajectoires nouvelles que suivent les films et documentaires à l’orée des années 1960. En réalité, s’y déroule une rencontre. D’un côté, des innovations pratiques, et de l’autre, les velléités de quelques-uns, soucieux de repenser le rapport au réel et de redistribuer les rôles entre films, acteurs et spectateurs. Edgar Morin et Jean Rouch sont de ceux-là.

Chronique d’un été se présente ainsi comme une expérience, les deux compères expliquant à leur collaboratrice Marceline Loridan la nature de leur démarche dès la séquence introductive. Leur souhait initial est simple, il consiste à faire parler l’homme de la rue. Se mettre à son niveau, sans formuler ici aucun jugement de valeur, afin de l’interroger sur sa vie et sur le regard qu’il lui porte. La formule est minimale : « Êtes-vous êtes heureux » ?

Deux journalistes parcourent ainsi les rues, y rencontrent jeunes et vieux, ouvriers et artistes, sans autre intention que de donner la parole à tous ces inconnus, à la recherche d’une authenticité propre au cinéma-vérité tels que l’imaginent Jean Rouch et Edgar Morin. Le caractère novateur de la démarche est fondamental, car celle-ci préfigure, en ce qui concerne les ouvriers notamment, d’une volonté de se rapprocher de la réalité des travailleurs qui croît tout au long de la décennie pour culminer, en 1968, avec le geste de Jean-Luc Godard donnant des caméras aux ouvriers afin qu’ils filment leur monde. Chronique d’un été déambule ainsi dans ce Paris estival, où un étrange sentiment de liberté – renforcé par le dispositif – se mêle aux inquiétudes d’une population lasse.

 

Et l’Algérie dans tout ça ? Si la prise de son directe permet au cinéma de prendre possession de la rue, celui-ci se doit par ailleurs d’en épouser les préoccupations. En ce sens, l’Algérie est abordé au même titre que les autres thématiques, et au final, ne donne lieu qu’à une seule séquence. À la moitié du film, Jean Rouch tente de donner une nouvelle direction au débat. Alors que jusqu’ici les problématiques ont été celles du quotidien, celles, en quelque sorte, de la vie du coin de la rue, il propose de déplacer le regard au-delà de la capitale pour évoquer la guerre d’Algérie, alors que le conflit, six années après son déclenchement, tend à s’enliser après l’échec de la Paix des Braves. S’en suit une brève altercation entre Jean Rouch et les étudiants, au premier rang desquels le jeune Régis Debray, laissant déjà entrevoir les divisions générationnelles inhérentes à la France. La séquence est courte et se termine sur des paroles raisonnant comme une prophétie : « Il faut parier et il faut faire parier les Français sur cette idée que finalement, les Hommes peuvent crever cette guerre ».

Accompagnés de bruits de mitraille, ces mots sont suivis des dernières brèves en provenance du Congo belge, en marche, lui aussi, vers son indépendance. Il ne sera dans le film plus question de l’Algérie, sinon indirectement à travers l’évocation de la décolonisation de l’Afrique noire aux côtés de Landry, jeune étudiant congolais. En juxtaposant les deux expériences, le montage développe ainsi l’idée d’un éventuel destin commu, partagé par des pays que le problème de la décolonisation rapproche. Plus loin, l’histoire personnelle de Marceline Loridan, juive déportée en 1944, prolongera en quelque sorte la question des guerres d’indépendance lorsque Rouch et Morin interrogent Landry au sujet du numéro tatoué sur le bras de Marceline. Bien que la scène évoquant directement la guerre d’Algérie soit fugace, le discours pacifiste de Chronique d’un été se tisse bien au-delà de celle-ci et à travers cet enchaînement de trois séquences, parvient à toucher du doigt l’universalité des souffrances de guerre.

 

(1) François Niney, L’Épreuve du réel à l’écran : Essai sur le principe de réalité documentaire, Bruxelles, De Boeck Supérieur, 2002, 352 p.

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Durée : 91 mn


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