Cannes hors-les-murs : « Partir un jour » & « A Light That Never Goes Out »

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Retour sur la cérémonie d’ouverture du festival de Cannes, et sur le film qui y répond le mieux.

Partir un jour, le retour.

En 2022, la réalisatrice Amélie Bonnin s’était qualifiée parmi les « Talents » de l’année à la Fête du court-métrage, et s’amusait à y présenter son film, Partir un jour, toute guillerette et détendue, en veste bleue azur de l’équipe de natation de Cherbourg. Partir un jour avait été tourné dans plusieurs petites villes de la Seine Maritime avec des sous de la Région Normandie, et il accompagnait les pensées d’un trentenaire (Bastien Bouillon), qui, en vacances chez ses parents dans son vieux bled, renouait avec une amie de collège (Juliette Armanet), avec laquelle on comprenait qu’une histoire ne s’était pas concrétisée. Trois ans et un César du meilleur court plus tard, les enjeux ont encore un peu changé pour Bonnin, qui troque ses coupe-vent et ses imper’ contre une robe de luxe et un brushing accroche-cœur géant, afin de mieux briller parmi les stars lors de la cérémonie de lancement du 78ème festival de Cannes. Son premier long-métrage, également appelé Partir un jour, en est le film d’ouverture, et il semblerait que le récit d’origine ait été quelque peu gonflé, grossi comme sous une loupe, afin que ce pèlerinage en France rurale puisse être montré a des invités aussi prestigieux et disparates que Robert De Niro (palme d’honneur de cette édition), Payal Kapadia et Hong Sang-soo (membres du jury présidé par Juliette Binoche). La cérémonie, comme chaque année, a été diffusée en direct partout où on voulait d’elle, sur plusieurs chaînes de télévisions, dans à peu près tous les réseaux de multiplexes, et sur les toiles de nombreux cinéma indépendants. L’ambiance dans l’une des grandes salles de l’UGC Les Halles était électrique et joyeuse, les sièges, presque tous occupés. Quand on assiste à ce genre d’évènements, on réalise que le public finit souvent par se prêter au jeu, une vraie complicité s’installe. La barrière de l’écran s’évapore et se dissipe, jusqu’à ce que quelques spectateurs se mettent à prendre en photo l’image de Leonardo DiCpario, comme si l’acteur discourait en face d’eux, et que d’autres rient aux grimaces et au flegme de De Niro, l’air de vouloir communiquer au papy du cinéma américain leur connivence. L’un des thèmes récurrents, dans les prises de paroles, était l’idée du festival comme une matrice, une maison : Binoche se revendiquait « fille de Cannes », De Niro disait s’y sentir comme « chez lui »… De quoi mettre tout le monde dans les meilleures disposition pour un film qui parle précisément d’un retour aux sources.

Dans cette version, c’est cette fois-ci Armanet le personnage principal, Bouillon le love interest resté derrière, et Dominique Blanc la maman heureuse d’avoir son enfant en visite (contre Lorella Cravotta auparavant). Il y a un cachet plus ambitieux, plus prestigieux dans cette monture plus longue – à minima, une distribution plus grande et mieux connue. Le court-métrage avait des airs de petite bulle de nostalgie, tout y était contenu et agréablement lo-fi : Le film avait la taille d’une madeleine, et ça fonctionnait dans le cadre de son scénario assez banal, mais touchant, notamment dans des scènes où Bouillon rêvait à son ancienne dulcinée en mangeant des Pépitos et en chantant du Cabrel sous la mezzanine de sa chambre d’ado. Maintenant que Bonnin a un budget conséquent, elle semble vouloir faire une comédie musicale plus attendue et traditionnelle, avec chorégraphies (de danse comme de caméra) complexes et jeux de lumière audacieux (Bob Fosse, tirage France Télévisions). C’est un peu dommage : les moments dansés, dans le court original, étaient comme des petites irruptions de la vie alternative que des gens ordinaires se laissaient parfois imaginer, des tentatives timides de sortir de leur quotidien. C’était une poétique du « Et si ? ». Désormais, ces scènes sont des capsules qui tiennent d’une tendance qu’on a remarqué, dans les films musicaux récents, celle de proposer des pastilles mélodiques plus nombreuses, mais aussi plus brèves (on pense entre autres à Emilia Perez, de la précédente édition de Cannes) : la philosophie d’écriture est TikTok-ienne et esthétiquement réductrice, avec les mêmes mouvements à mi-chemin entre spontanés et répétés que sur cette plateforme, et puis, les mêmes adresses directes au spectateur, aussi (big up aux deux bons copains des héros, Mhamed Arezki et Pierre-Antoine Billon, experts en regard-caméra).

C’était sans doute plus rigolo de regarder le film loin de la Croisette et de ses assemblées internationales : Dans le court-métrage comme dans le long, les chansons sont des tubes de la pop française, censés représenter la nostalgie des personnages pour leur jeunesse commune, dans les années 2000 (Femme Like U, Ces soirées-là et évidemment, la chanson-titre), plutôt que la spécificité de leurs émotions. Aussi, aux Halles, on aura vu de nombreux hochements de tête rythmiques dans le public, et on aura entendu une dame, dans notre rangée, taper dans ses mains et fredonner quelques paroles. Le film se prête au karaoké, d’ailleurs il en reprend les codes visuels dans ses génériques de début et de fin.

Les applaudissements sincères et enthousiastes pendant les discours de Laurent Laffite, maître de cérémonie, les « blagues de festivaliers », possibles dans seules des salles combles (les spectateurs qui jouent à vocaliser leur entrain, devant le logo de la Région Grand Est, qui remplace ici la Normandie)… Pas de doute, le festival de Cannes a commencé dans toute la France.

Deux salles, deux ambiances : Les playlists incompatibles de Cannes.

Même sujet, ampleur tout à fait différente. Diffusé dans la programmation de l’ACID, le film finlandais A Light That Never Goes Out (Jossai on valo joka ei sammu) se concentre aussi sur un rapatriement dans sa petite ville d’origine, auprès des « gars du coin », sur un personnage principal insatisfait par son succès réputationnel, et sur l’amour de la musique, en particulier de celle qui se partage. Dans Partir un jour, plus mainstream tu meurs : la bande originale est une parade de hits, on se doit de juger la musique et le film en restant conscient qu’ils sont inféodés à une sorte de devoir de mémoire des succès de Stromae. Dans A Light That Never Goes Out, la musique qui ensorcelle les héros, celle qui les fascine, les lie entre eux, les rends différents des autres et heureux, c’est l’expérimental, avec tout ce qu’il peut avoir de jubilatoire et d’affranchissant. Pauli (Samuel Kujala), grand dadais tout fin aux yeux mouillés, ex-enfant prodige vedette des conservatoires, retourne passer du temps avec ses parents dans sa ville natale, après qu’une dépression lui ait fait perdre de son allant. La flûte traversière ne le passionne plus tellement – ça tombe bien, il rencontre Iiris (Anna Rosaliina Kauno) à la boutique d’instruments locale, et va se retrouver très vite embrigadé par son énergie folle de weird girl post-ado, post-apo, et par sa sardonique envie de tout péter. Ensemble, ils vont former un collectif, simplement appelé « _________ » et vont se mettre à chercher du son partout où ils peuvent en trouver, multipliant les bricolages (micros perchés au-dessus d’un blender, bruits de scotch arraché amplifiés). L’identité sonore et musicale du film a dû être un véritable plaisir à concevoir et produire, c’est très facile d’imaginer la.e cinéaste Lauri-Matti Parppei et le designer son Juuso Oksala en train de s’éclater à prendre et à modifier des sons, de la même manière que les personnages le font.

Visionner le film nous a rappelés notre découverte du groupe Clown Core, qui fait majoritairement des vidéos et des morceaux courts dans lesquels ses membres jouent des compositions très précises et déchainées à la batterie, avant de s’arrêter subitement, puis de reprendre, tout aussi soudainement. Les musiciens font beaucoup d’efforts, et mobilisent énormément d’expertise, afin de nous donner un résultat chaotique et erratique. Et même quand on ne s’y connaît pas dans ce genre de musique, on en ressent la richesse. C’est aussi le cas dans A Light That Never Goes Out, qui peut également se vanter d’avoir trouvé un super acteur sensible en la personne de Kujala.

Pendant tout le récit, on le verra peu à peu se réinventer une voix, son ton réservé et facilement catastrophé s’adaptant progressivement aux tessitures énervées que demandent ses vocalises noise. (Dans Partir un jour, Juliette Armanet, toute touchante qu’elle est, ne parvient pas à faire oublier que c’est une grande star de la pop, il y a un écart gigantesque entre sa façon de parler, pensive au naturel, et les soubresauts mezzo-soprano impérieux qui caractérisent son chant).

Quel bonheur de voir un film de coming-of-age si neuf, quel plaisir de s’y souvenir que les retours à la maison ne sont pas destinés à être seulement des ré-explorations thérapeutiques de ses souvenirs, mais aussi des rencontres avec des altérités et des solitudes parallèles qu’on a pas su voir, la tête dans l’enfance et le guidon. Ça aide, bien entendu, qu’A Light That Never Goes Out se trouve être un des rares films d’apprentissage réalisé en Europe scandinave, à avoir une vraie direction de la lumière. (Mauri, le chien d’une chanteuse qui a le béguin pour Pauli, a une « maladie de peau », qui implique en réalité qu’il est fluorescent – l’effet visuel est particulièrement réussi puisqu’il parvient à donner l’impression que le toutou projette sa lumière sur l’environnement immédiat autour de lui).

Nostalgie : Du grec ancien nóstos álgos pour le mal du pays.

Dans les différentes sélections du festival, cette année, de nombreux films reviendront sur la question du retour chez soi. En voici quelques-uns : Connemara (Cannes Première), réalisé par Alex Lutz et mettant en scène Bastien Bouillon dans un rôle similaire à Partir, promet de parler de deux quadragénaires qui se retrouvent, 20 ans après s’être connus, à Épinal. Le film devrait être la prolongation d’un certain cinéma populaire qu’on pourrait dire de la Diagonale du Vide (L’Amour Ouf, La Pampa, et Leurs Enfants Après Eux, adapté du même romancier, Nicolas Mathieu). Indomptables (Quinzaine des cinéastes), de et avec Thomas Ngijol, est tiré du documentaire Un Crime à Abidjan, mais délocalise l’action depuis la Côte d’Ivoire jusqu’au Cameroun, où il se propose d’observer la vie de famille d’un flic à Yaoundé. L’idée est peut-être d’esquisser un retour vers le père de Ngijol, sociologue et, par ailleurs, camerounais ? A Useful Ghost (Semaine de la critique) & La Venue de l’avenir (Hors-compétition) semblent tous les deux s’apprêter à parler du resurgissement du passé dans une demeure où, fut un temps, on habitait, et Résurrection (Sélection officielle) entend plonger sa protagoniste dans les rémanences de l’Histoire de son pays. Du côté de l’animation, deux films, Marcel et Monsieur Pagnol et Amélie et la métaphysique des tubes (Séances spéciales) adaptent les récits qu’ont fait des écrivains de leur enfance, voire de leur très petite enfance, dans le cas de Nothomb. La Couleuvre Noire (ACID) raconte la rentrée chez lui d’un jeune homme colombien, alors que sa mère, malade, s’approche de la mort, et Lumière pâle sur les collines (Un Certain Regard) traite d’une jeunesse dans le Japon des années 50, vue dans le rétroviseur d’un âge mur dans l’Angleterre des années 80.

Nous sommes pressés de voir La Vague, retour au Chili du réalisateur Sebastian Leio après une trilogie de films anglophones. Et nous ne ferons pas plus de diagnostics que cela, sur les différents prix et palmes, mais nous serons surpris que Nouvelle Vague, du « fils de Cannes » Richard Linklater, reparte les mains vides, puisqu’il parlera de la vie de Godard et de Seberg dans l’après-Prix de la mise en scène des 400 Coups à la Croisette – sorte d’ultime retour aux sources, pour tous les artistes qui considèrent qu’il s’est passé des choses très importantes dans l’histoire du cinéma, en France et sur les plages de la ville de Cannes.

Du côté de Cannes Classics, le festival prépare des projections réjouissantes : Dogma, peut-être le meilleur film de son réalisateur Kevin Smith, ou encore La Ruée vers l’or, dont ça va bientôt être le centenaire. Il nous paraît surtout intéressant que les organisateurs aient choisi de rediffuser deux grandes épopées chapitrées, Chronique des années de braise (Mohammed Lakhdar-Hamida, 1975), et Sunshine (Istvan Szabo, 1999). Le premier nous fait suivre plusieurs années dans la vie d’Ahmed, un berger algérien qui, quittant deux fois sa campagne, d’abord pour fuir la misère, puis parce qu’il est sommé d’effectué un service militaire pendant la Seconde Guerre Mondiale, vit ses retours au bercail dans la dure réalité des rapports de force entre colons et « indigènes ». Le deuxième parle d’une famille juive hongroise, dont les membres doivent, entre autres, s’exiler de leur pays pendant la Shoah, puis revenir en 1945. Ces deux œuvres nous font nous souvenir que le retour à la maison peut être dévastateur, politiquement impossible, et source infinie de douleur et d’amertume.

C’est le contre-champ, la part d’ombre de cette thématique sous-jacente pour le festival, dont Juliette Binoche a rappelé dans son discours, via l’exemple de Fatima Hassouna, tuée à Gaza le 16 avril, qu’elle était d’une brûlante actualité. Encore aujourd’hui dans notre Siècle soi-disant post-Fin de l’Histoire, libéral, libéré, certains citoyens du monde ne peuvent même pas envisager de rentrer dans leurs pays, à part peut-être par les images, les films. Puissent tous les artistes et tous les spectateurs qui en ont besoin trouver du sens et de la solidarité dans Put Your Soul on Your Hand and Walk (ACID) ou encore Once Upon a Time in Gaza (Un Certain Regard).

Dans les jours qui suivent, Il Était Une Fois Le Cinéma continuera de commenter le festival de Cannes en distanciel, au gré des reprises des différentes sélections organisées à travers la France. L’occasion de rencontrer des cinéphiles qui n’ont jamais mis les pieds dans l’arrondissement de Grasse, mais connaissent tout des programmations.

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