26 ans après Gosses de Tokyo, Ozu se plonge à nouveau dans l’univers de l’enfance pour mieux regarder la vie de son temps, son époque, les gens qui l’habitent. Mais entre temps, tout, au Japon, a changé. Après Hiroshima et Nagasaki, la reconstruction, incroyablement rapide, s’est faite avec l’argent américain. L’Occident, qui avant la guerre était déjà rêvé, imité dans la musique, dans les modes vestimentaires, dans les films (en partie dans ceux d’Ozu), semble en 1959 être devenu non plus une alternative à la vie traditionnelle, mais une nouvelle norme. Mais malgré cela, la mise en scène d’Ozu prend sa propre direction. Le réalisateur semble chercher un moyen d’organiser l’espace et le temps qui lui permette de représenter ce qui reste de la façon de vivre et de penser des Japonais.
Avec Bonjour, il ne choisit plus de raconter l’histoire d’une famille mais préfère le conte choral d’un quartier où les petites maisons, identiques les unes aux autres, abritent des famille modestes, confrontées au temps qui change. Ce n’est pas un hasard si une place centrale dans le film est réservée aux femmes, véritables patronnes de ces lieux. Ozu prend plaisir à décrire leurs rapports de voisinage dans lesquels la jalousie, la rancune, les ragots, dessinent le fond, drôle et finalement inoffensif, de leurs vies, qui seraient autrement tristement monotones. Ce mouvement donne son rythme à un récit qui se déplace de foyer en foyer pour percevoir ce qui se cache derrière les habituels « bonjour » que les adultes s’échangent quand ils se rencontrent.
Et au delà des portes vitrés, sur le tatami, Ozu met en scène de nouveau une dispute générationnelle : ici c’est la télé, la nouvelle arrivée, qui divise et oppose parents et enfants. Minoru et Izamu, auxquels les parents refusent d’acheter l’objet désiré décident de se mettre « en grève » et de ne plus parler. Le prétexte, si simple, sert à Ozu de moyen pour retourner au film muet et à l’humour du burlesque, déjà présent dans Gosses de Tokyo, aspect peu présent dans ses drames plus « sérieux ». La caméra fixe délimite l’espace faisant du plan une scène quasi théâtrale, où les deux jeunes Chaplin jouent, se poursuivent ou essayent de se faire comprendre, par gestes, de leurs parents. La parole est coupée, mais il reste le son. Une musique sereine imprègne le film d’une atmosphère quasi féerique et les pets contribuent, avec les diarrhées dans les pantalons, à révéler l’ironie insoupçonnable et un peu grossière d’Ozu, qui pourtant reste toujours assez discrète.
Mais Bonjour est plus qu’une comédie légère sur les mœurs qui changent, agréable mais sans plus. Ce qui la rend si particulière c’est qu’à l’arrivée de la télé, objet pourtant désiré durant tout le film, et raison de la lutte, les enfants la laissent de côté. Ils interrompent leur grève, recommencent à jouer, se couchent et le lendemain partent pour l’école, laissant au premier plan la précieuse boîte encore pleine. Pourquoi donc ne profitent-ils pas du trésor obtenu ? Ozu évidemment ne donne pas de réponse claire mais, inévitablement, nous pousse à re-questionner le sens profond de la grève des enfants. Que cherchaient-ils en devenant muets ? Peut-être simplement à se faire comprendre, mais autrement.
Tout le film en effet met en scène des rapports sociaux : le voisinage, déjà cité, mais aussi la relation qui s’instaure entre professeurs et élèves, et celle, fondée sur le pouvoir de censure par l’autorité, entre père et fils. Les « bonjours », et autres opinions sur le temps qui passe, servent à mêler entre eux ces différents groupes dans un unique amalgame qu’on appelle société. Mais existe-il une autre façon de se comprendre si on renonce à jouer le rôle qui nous est attribué ? La joie des deux petit frères à la fin semble plutôt justifiée par le fait d’avoir enfin été compris par leur père. La télévision n’était visiblement qu’un prétexte. Juste après son achat, un champ-contrechamp, trop marqué pour passer inaperçu, nous confirme dans notre idée : M. Hayashi regarde ses deux fils en prenant une mine autoritaire (sans y réussir vraiment), mais le petit n’est pas dupe : « C’est pas vrai, il sourit ! ».
Minoru et Izamu peuvent continuer à jouer, c’est aux autres de trouver leur façon pour arriver à se faire comprendre. Et espérons que la soeur et le professeur d’anglais y parviennent : comment pourront-ils autrement se déclarer leur amour s’il restent sur le quai à parler du temps qu’il fait ?