Barberousse

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« Barberousse » est la synthèse de toute la production kurosawienne d’après-guerre. L’ambition du senseï n’est pas mince : transcender la souffrance humaine par la splendeur formelle et subjuguer les esprits. Son film le plus dostoievskien condense une somme monumentale. Ressortie en version restaurée.

« Il n’y a que les hommes qui puissent être bienveillants les uns envers les autres. Et c’est là ce que l’homme peut viser de plus haut » (Soljenitsyne)

D’évidence, Barberousse clôt un cycle. Kurosawa entend faire œuvre de vérité dans un film-somme conçu pour river l’attention de son spectateur sur les maux de l’humanité. Ceux du corps comme ceux du cœur qui procèdent de la même thérapeutique: pour panser les plaies du corps, il faut d’abord panser celles du cœur martèle notre accoucheur d’ âmes. Cette fois cependant, il ne métaphorise plus sa quête humanitariste. Comme dans Vivre (1952), la contrainte spatiale dicte explicitement les choix éthiques et les choix esthétiques.Le cadre hospitalier est à la fois l’épicentre des souffrances et l’antichambre de la mort terminale. Cette souffrance est montrée à vif, sans fards. Comme s’il entendait remuer le couteau dans la plaie pour mieux frapper les esprits.

Un lazaret rongé par le chancre de la souffrance humaine

Le décor du dispensaire Koishikawa dont Oboru Yasumoto (Yuzo Kazama) franchit le perron quasi à reculons -le cinéaste le filme de dos comme « assigné à résidence »- est un lieu clos sur lui-même semblable au ghetto des Bas-fonds, au déversoir putride de L’Ange Ivre (1948), au bidonville loqueteux de Dodeskaden. Cet hospice public est une sorte de pavillon des cancéreux où grouille comme la vermine une cour des miracles bigarrée,microcosme exacerbé d’une humanité rampante dont le cinéaste nippon s’est fait le chantre inconditionnel. La maladie est omniprésente qui ronge,s’étend et gagne de proche en proche. Presque tous les patients sont des galeux, des rebuts de la société. Les internes comme les soignants ne sont pas épargnés qui partagent le même sort.Se côtoient dans un même creuset tous les thèmes métaphysiques remués dans les films précédents : le bien et le mal, le ciel et l’enfer, l’amour compassionnel et la haine de soi, l’illusion et la réalité, l’affliction et l’inhumanité.

Dans cet espace gigogne délimité par les « soshis », ces panneaux coulissants latéraux qui ouvrent et ferment sur autant d’alcôves secrètes et comme autant de volets naturels se mêlent et s’entremêlent les différentes destinées des malades et leurs intrigues comme autant d’épisodes exemplaires. Cette mise en abîme de la narration anticipe la structure de Dodeskaden que Kurosawa réalisera peu avant son suicide manqué ; adaptant une nouvelle fois Shugoro Yamamoto après Sanjurô (1962) et Barberousse.


Kurosawa ausculte les internes qui auscultent à leur tour les malades

Dans cette micro-société soignante, toute trace de différence est abolie. Ici,point de muse épique, point de combat pour la gloire mais une lutte de tous les instants pour la survie. La misère sociale et psychologique transparaît et suinte de partout sans que rien ne semble pouvoir l’apaiser. La vie est souffrance insoutenable et intolérable.Les malades sont empêtrés dans leurs ressassements mélodramatiques et submergés par les sentiments qui entrent mutuellement en résonance. La narration s’épanche au plus près de ces cas chroniques comme un médecin se penche sur ses malades et lui porte ultime assistance à son chevet. La mort dans la souffrance se passe d’absolution. Barberousse invite la jeune recrue récalcitrante à contempler sa beauté en face : « il n’est de plus bel instant que celui de la mort » lui confie-t-il dans un moment d’exaltation dostoievskienne. Le personnel hospitalier lui fait écho en lui répétant comme une maxime : « le travail est pénible, mais prends-le à cœur, il est formateur. »

Une photo noir et blanc saturée d’estampe qui confine au sublime

A la charge de Kurosawa, la succession des épisodes dramatiques n’évite pas un sentimentalisme mortifère et parfois pesant quand bien même il serait désamorcé par un noir et blanc saturé qui rappelle la densité de l’encre des eaux-fortes et des estampes de Rembrandt. Ce sera le dernier opus que Kurosawa tournera en noir et blanc.Force est de souligner le travail remarquable de son directeur de la photographie Takao Saito qui restera son chef-opérateur attitré jusqu-à son dernier film Madadayö en 1993.

La scène serpentine entre Yasumoto et Onaka ,la femme violée devenue nymphomane et maintenue en quarantaine, est un modèle du genre insurpassé qui rappelle l’esthétique ondoyante de Mizoguchi : Onaka s’insinue subrepticement dans la chambre de Yasumoto qui vient de noyer sa désillusion dans le saké et lui conte, éplorée, les viols multiples dont elle a été la victime . Insensiblement,telle une mante religieuse s’apprêtant à injecter le venin mortel à sa proie mâle, elle finit d’endormir sa vigilance, l’étreint puis l »embrasse férocement et tente de lui ouvrir la carotide avec son épingle à kimono meurtrière. L’irruption de Barberousse évite le pire.

L’agencement du décor à claire-voies minutieusement reconstruit par le metteur en scène authentifie sa démarche:Kurosawa ausculte le docteur qui lui-même ausculte le malade et certaines images d’opérations sans anesthésie font détourner le regard du spectateur dans ce qu’elles augurent et tourner de l’oeil Yasumoto qui se refuse encore à affronter la réalité en face.Il découvrira dans ce parcours initiatique que le ressentiment mène à l’endurcissement et donc à l’accomplissement et au don de soi. « J’ai appris que l’homme peut franchir le trait qui le sépare de la mort tout en restant dans son corps encore vivant » (Soljenitsyne – Le Pavillon des cancéreux , 1968)

Dans cet univers tristement aseptisé-les tatamis ont été enlevés comme autant de foyers potentiellement infectieux – les malades alités sont à l’article de la mort. Pour ces êtres en sursis, c’est le sens même de leur existence qui devient le seul enjeu qui leur reste pour faire reculer l’échéance de leur mort imminente.Pour la plupart, ils sont atteints d’une maladie incurable qui progresse inexorablement.

 


Barberousse, guérisseur des âmes

Dans ce mouroir où tous les patients ou presque sont à la même enseigne du dénuement, s’active le docteur Nibbie alias Barberousse (Toshiro Mifune). Ce seul surnom lui confère une autorité de redoutable despote qu’il n’est en rien. Par antinomie, il est le dévouement incarné. Rebouteux qui raboute ou guérisseur à l’ancienne, il soigne selon des méthodes empiriques et peu orthodoxes. Ce faisant, il redonne un semblant de dignité humaine à ses patients et leur insuffle une attention solidaire de tous les instants. Il semble être davantage versé dans la prophylaxie que dans le curatif comme s’il s’évertuait avant tout à mettre du baume au coeur de ses malades à défaut de pouvoir les guérir et c’est pourquoi il a réquisitionné d’office et contre son gré les services du docteur aspirant, Yasumoto dont il lui faudra réformer l’esprit pour le plier aux usages de l’établissement.

Une barbe et une complicité décidément bien encombrantes

Une sourde opposition entre le réalisateur et son acteur-fétiche couve depuis le tournage éprouvant de Sanjurô et se cristallisé sur ce film. Toshiro Mifune est à l’apogée d’une carrière florissante qui le verra enchaîner des rôles foisonnants sur le sol nippon en parallèle de films majeurs consacrant sa stature internationale : Duel dans le Pacifique de John Boorman en 1968 , la série Shogun de Jerry London d’après James Clavell dont Kurosawa contestera la véracité historique, la grosse co-production nippo-américaine Tora ! Tora!Tora en 1970 pour laquelle était pressenti un temps Kurosawa mais qui sera conduite par Richard Fleischer, Runaway train d’Andrei Konchalovsky (1985). Dans le sillage de nombreux acteurs américains de l’époque, Toshiro Mifune capitalisait sur ses films jusqu’à créer sa propre compagnie de production dirigeant et co-finançant des films.

Le tournage de Barberousse s’échelonnera sur plus de deux ans pendant lesquels Mifune déclinera caméo sur caméo pour répondre aux intransigeances du maître empêché qu’il était par sa barbe décidément bien encombrante.

Kurosawa voit en Barberousse une figure toute en retenue. En quoi Mifune diverge. Rétif, l’acteur entend se cantonner aux automatismes qu’il a contractés de film en film. Il héroïse donc le personnage tout en énergie et fougue contenues. Le ciel s’obscurcit de jour en jour entre le sensei et sa création. Et Mifune n’a plus à surjouer pour obtenir cette expression ombrageuse qui trône comme un masque kabuki sur son visage.

Une séquence en particulier est éloquente qui renoue avec la verve décapante de Yojimbo et Sanjuro. Barberousse ,flanqué de ses internes, décide une expédition punitive auprès des tenanciers d’un bordel qui assujettissent au joug de la prostitution de jeunes proies faciles telles Otoyo, 12 ans, traumatisée et recueillie par le dispensaire. Barberousse fait le ménage dans cette écurie d’Augias et tombe à bras raccourcis sans mauvais jeu de mots sur cette clique proxénète. La scène est inénarrable et fait songer à un spectacle de catch désordonné où Mifune , au lieu de rabouter, tord jusqu’à les disjoindre les membres de ses opposants comme s’il voulait remplir son hospice.


Le réalisateur ouvre la voie vers un film initiatique à l’intention des jeunes générations

Profondément blessé dans son amour propre, le jeune carabin a étudié pendant trois ans à Nagasaki les arcanes de la médecine occidentale qui le prédestine à soigner l’élite de la nation dont le shogun en personne. Quelle n’est pas sa déception d’être consigné pour soulager la lie de l’humanité:des patients égrotants et pouilleux puant la charogne et couverts de furoncles.

« Boursouflé d’arrogance » comme il se décrira au fil de son difficile apprentissage et dans un sursaut rédempteur, Yasumoto tombe sous la tutelle de Barberousse, ce médecin de l’indigent et de l’opprimé , de l’humilié et de l’offensé pour reprendre le titre du roman de Dostoievski auquel Kurosawa se réfère directement. Le docteur des démunis est un taiseux chevalier sans peur et sans reproche qui n’est pas sans rappeler le docteur Rieux de La Peste  (Albert Camus, 1947).

Yasumoto se confronte à la cruauté de la maladie qui pullule comme la vérole et le désespoir qu’elle suscite auprès de ses victimes. Candide et idiot dostoievskien, Il ouvre les yeux sur une réalité qui ne saurait faire l’économie du don de soi. Le thème central est à nouveau la relation maître-élève. Kurosawa renoue pour une dernière fois avec le didactisme exacerbé qui gouverne tout son cinéma d’après-guerre.Les souffrances des mourants cautérisent définitivement la plaie d’orgueil et les préjugés de classe de Yasumoto qui, comme Barberousse, son guide spirituel, peut à présent regarder la mort en face.

Titre original : Akahige

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Durée : 185 mn


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