L’anthropologie par le rire, par la pop.
Dans son article sur la bande dessinée Les Cahiers d’Esther, écrite par Riad Sattouf à partir des témoignages de la fille d’un couple d’amis, la sociologue Christine Détrez dénonce ce qu’elle définit comme une arrogance propre à son métier, estimant que beaucoup de ses collègues considèrent à tort l’écriture sociologique universitaire comme étant le seul moyen légitime de recueillir des informations sur les comportements humains. Elle argumente que ses pairs auraient beaucoup de choses à apprendre de Sattouf et des tranches de vie qu’il restitue, les récits qu’il raconte étant toujours riches et spécifiques, qu’ils soient autobiographiques comme dans L’Arabe du futur ou hétéro-biographiques comme dans Esther. Au cinéma, Sattouf est connu pour son premier film, Les Beaux Gosses, qui a révélé Vincent Lacoste. Et bien qu’en interviews, l’auteur français se dédouane de toute inspiration tributaire de Supergrave, réalisé par Greg Mottola et produit par Judd Apatow, sorti l’année d’avant, c’est bien ce même plaisir esthétique sociologue, ce vertige de la reconnaissance identifié par Detrez, qu’on retrouve dans les deux teen movies, et, plus largement, dans toute la carrière de réalisateur, de scénariste et de producteur d’Apatow. Cet intérêt pour la vie banale, frustrée, inhibante qu’Apatow et ses collaborateurs revisitent dans des scripts basés sur leurs souvenirs, il commence dans une série culte : Freaks and geeks, diffusée pendant la saison télévisuelle 1999-2000, mais se déroulant pendant l’année scolaire 1980-1981, soit à l’époque où Apatow et sa bande (Paul Feig, Jake Kasdan, Mike White et Miguel Arteta) étaient eux-mêmes au lycée. L’un des rôles les plus touchants y était campé par Jason Segel, que nous trouvons encore aujourd’hui très humble et drôle en Nick, ce batteur ambitieux mais indiscipliné et enfantin (il est fier d’avoir « inventé » sa propre batterie de 14 caisses…), grand rêveur inconscient d’être extrêmement collant dans son couple avec Lindsay (Linda Cardellini).
Dans son industrie, Apatow est connu comme l’un des plus impressionnants dénicheurs de talents. Dés Freaks and Geeks, ce fan absolu de stand-up développe une vraie pépinière de nouvelles têtes, qu’il alimente avec le concours de directrices de castings comme Allison Jones, et d’un encouragement uniforme donné à ses recrues : celui d’écrire leurs propres scénarios. Un an après l’annulation de Freaks, Apatow retente l’expérience télévisuelle avec Undeclared, cette fois-ci sur la fac plutôt que sur le lycée. Jason Segel y joue à nouveau un petit ami envahissant, Eric (ici, il est plus jaloux et énervé par l’insécurité d’une relation à distance, que trop zélé et inexpérimenté). Il y rencontre Nicholas Stoller, sur un épisode écrit par ce dernier et réalisé par Mottola. Va alors se créer, entre Segel et Stoller, une belle amitié cinématographique, doublement représentée dans le dernier coffret Blu-Ray/DVD d’Elephant Films, une édition superbement encodée et admirablement bien sourcée, qui contient des making-of, des introductions des films par Jacky Goldberg, critique aux Inrocks, et des versions longues, inédites en France, des deux œuvres du duo, Sans Sarah, rien ne va !, 2008, et Cinq Ans de réflexion, 2012. Christine Détrez concluait son article sur une question ouverte mais productive, générative : quel sociologue aurait eu l’idée d’aller rencontrer les habitants du village de Ter Maaleh, les interroger sur la vie telle qu’elle était vécue dans les campagnes de Syrie du Nord sous Hafez el-Assad, si Sattouf ne venait pas de cette histoire-là ?
De même, le spectateur comédievore pourrait se le demander : quel sociologue aurait pensé à s’intéresser à la jeunesse californienne et à son quotidien paradoxal, incroyablement anodin la plupart du temps, mais ponctué par des irruptions improbables du monde du show-biz, au final géographiquement adjacent – si Apatow et ses amis n’étaient pas là pour lever le voile sur un impensé ? Dans Supergrave, les coscénaristes Seth Rogen (qui jouait dans Freaks and Geeks et Undeclared) et Evan Goldberg réorchestraient l’une de leurs vraies anecdotes d’adolescents, dans laquelle ils s’étaient retrouvés par mégarde coincés dans une salle inquiétante où des adultes s’enfilaient des rails de cocaïne. Dans Sans Sarah, rien ne va !, Segel a écrit le personnage qu’il interprète, Peter, un très modeste compositeur de musiques d’ambiance pour séries pas bien brillantes (notamment, un ersatz des Experts), qui se retrouve largué, au début du récit, par Sarah Marshall (Kristen Bell), l’actrice-star d’un des shows sur lesquels il travaille.
La chance d’un dude ordinaire, endimanché, un beauf comme l’appelle son confident récalcitrant, Brian (Bill Hader), était d’avoir pu rencontrer, flirter avec, et séduire une vedette. Mais elle devient sa malchance : il se sent maintenant humilié de voir son ex en couverture de tous les magazines people, dans les bras de son amant, la rock-star Aldous Snow (Russell Brand). Le réel anthropologique provient ici de la fin de l’idylle de Segel avec Linda Cardellini. Après avoir rompu avec lui dans la fiction, dans Freaks and Geeks, Cardellini a rompu avec Segel dans la réalité, alors qu’il sortait de la douche, scène de nu qui est repris ici comme incipit hilarant à la source de tout le conflit du film. Voulant fuir son spleen, Peter s’évade au cours de vacances à Hawaii. Mais la loi des comédies potaches impose qu’il se retrouve dans le même hôtel que… Sarah et Aldous. (Le rôle d’Aldous Snow fut proposé, au départ, à un autre protégé d’Apatow, Charlie Hunnam, qui jouait dans Undeclared un étudiant britannique importé, dont les blagues sur la famille londonienne viennent peut-être du vécu de Stoller, né à Londres lui-même). Tout le film a un rythme très agréable, savamment calculé pour qu’on puisse y insérer des saynètes dans lequel on découvre le bestiaire des expats de l’île d’Oahu, la face visible et hotellière de l’écosystème touristique. Paul Rudd est « Kunu », le coach de surf baba cool. Jonah Hill est Matthew, le serveur passif-agressif du bar de l’hôtel. Mila Kunis est Rachel, la réceptionniste qui s’éprend de Peter. Kristen Wiig, exclue de la version cinéma, est Prana dans la version longue, une prof de yoga. Mais si le long-métrage s’épanouit surtout, plus qu’à la mise en scène encore très utilitaire de Stoller (c’est sa première réalisation), c’est grâce aux instincts d’écriture de Segel, qui sait qu’il n’y a rien d’à la fois pus drôle et plus attendrissant que la vulnérabilité. Toutes les productions de Judd Apatow se déroulent au pays de la marge d’erreur, zone-charnière entre les dictes morales qui signalent la maturité, et la sociopathie dysfonctionnelle, et Sans Sarah ne fait pas exception.
Être humain dans le monde d’Apatow, c’est se rendre compte qu’on a en réalité pas envie de coucher avec son ex seulement après avoir déjà commencé. Chez Almodovar ou Larry Clark, ça nous aurait brisé le cœur, chez Segel, ça nous fait rire de nous-mêmes. Ceux qui auront suivi sa carrière, notamment sa participation au reboot des Muppets, savent que contrairement à son vieux personnage de Nick, Segel a un vrai talent musical. Il l’utilise pleinement ici au profit du film : Peter rêve de monter une comédie musicale sur Dracula avec des marionnettes, et les chansons parodiques de Snow, fait rare pour une situation pareille, sont réellement entrainantes et crédibles à écouter !
Le slacker du futur, le stoner de l’espace.
Il semble qu’il s’est développé, ces quelques dernières années, soit un ras-le-bol, soit un requestionnement du succès des productions d’Apatow et de leur humour caractéristique. Les comédies « à la Apatow », même celles avec Seth Rogen, même celles qui réagissent à l’actualité et notamment à Trump (Long Shot, 2019), ne font plus événement. Ses propres réalisations ne trouvent plus autant écho (The King of Staten Island a souffert de sa sortie pendant la pandémie, et, la semaine de la sortie de The Bubble, le tweet qu’Apatow a écrit sur l’affaire de la claque Will Smith/Chris Rock a probablement plus été vu que le film). En général, il apparaît que ce soit toute une branche de la comédie, largement née de la célèbre série Saturday Night Live (dont les personnages comme les scénaristes de Freaks and Geeks étaient fans), qui soit en péril, jugée par la nouvelle génération comme inapte à se renouveler, se réinventer, se réadapter. On peut le voir par le fait que le film Saturday Night, de Jason Reitman, sur la production du premier épisode, a totalement échoué à trouver son public cette année. On peut aussi le voir par le fait que de plus en plus d’artistes comme Jordan Peele choisisse de se détourner de ce format d’émission à sketches pour proposer d’autres types de fiction. (Dans son dernier film, Nope, Peele communique l’horrifiant traumatisme d’enfance qu’a vécu un personnage, par le récit qu’il fait d’une fausse pastille de SNL adaptée de sa vie. Pastille qui implique d’ailleurs « Chris Goddamn Kattan », héros avec Will Ferrell d’Une nuit au Roxbury, film que Nicolas Tellop qualifie, dans Mélancomiques, le livret qui accompagne le coffret, de première grande comédie débile que vont suivre tous les autres films « à la Apatow »). Comment expliquer cette ringardisation ? C’est peut-être, tout simplement, que l’humour d’Apatow s’est tellement étendu dans le paysage hollywoodien, qu’il s’est si bien infiltré, inséminé dans d’autres genres, que le public ne ressent plus le besoin d’aller le chercher dans des films dédiés. Ce qu’on a appelé « l’humour Marvel », ainsi, peut être à considérer comme une forme amoindrie ou mal-contextualisée de l’humour Apatow-ien, des répliques sarcastiques parfois livrées par les mêmes acteurs : Paul Rudd, qu’on retrouve en Ant-Man, ou Chris Pratt, qu’on a connu dans des sitcoms ou dans Cinq Ans de réflexion avant qu’il ne devienne l’un des Gardiens de la Galaxie.
Quand on s’intéresse au corpus des productions d’Apatow dans son ensemble, on remarque qu’il est assez facile de voir des boucles se boucler, des rêves de gamins geeks se réaliser : Jake Kasdan est passé de Freaks and Geeks et de Sex Tape (comédie simple et charmante avec Segel, sur la joie qu’on ressent quand un amour spirituel se conjugue parfaitement avec un amour charnel) à de l’action-aventure (les reboots de Jumanji). Paul Feig est passé de Mes meilleures amies, troisième film disponible dans ce coffret, à Jackpot!, un film sur une Californie dystopique façon Battle Royale. Nicholas Stoller lui-même, malgré des retours récurrents à la comédie romantique à la Apatow (la version homosexuelle dans Bros, avec Billy Eichner, et la version platonique dans Platonic, où il retrouve le duo de son dyptique Nos Pires Voisins, Seth Rogen & Rose Byrne), s’est bel et bien essayé au cinéma d’animation et à la télévision d’épouvante (un remake de Chair de poule, sorti l’an dernier sur Disney+, qui ressemble assez à un mélange entre Stranger Things et Bone Chillers, avec Linda Cardellini).
L’humour d’Apatow et de ses compères, si authentique et neuf a-t-il pu paraître, au moment où il est sorti de sa niche, est désormais victime d’une logique inflationniste, ou de son propre succès. L’offre a surpassé la demande, et de loin, tout et son contraire semblent avoir le parfum d’une tradition comique qui a alors perdu de sa superbe. Il est difficile, dans ses conditions, de s’enthousiasmer du prochain film, mettons de Will Ferrell. (Si on s’enthousiasme, ce sera sur le mode de la nostalgie : cette année, Netflix a sorti le documentaire-road-trip Will & Harper, sur Ferrell et Harper Steele, son amie et l’autrice de la plupart de ses sketches les plus appréciés de sa période SNL. Mais les deux interlocuteurs ne sont pas là pour réinventer leur magnifique pouls comique, retourner à la source des idées génialement absurdes qu’ils avaient – ils sont là pour parler de leurs corps changeants, de leur vieillesse). Comment réconcilier ce qu’a été la comédie immature américaine et ce qu’elle est devenue ? Nous ne sommes pas prêts à dire au revoir à l’humour à la Apatow. Nous ne ferons pas partie du camp qui remet en jeu la sincère drôlerie des meilleurs exemples du corpus. Nous n’avons pas de panacée humoristique, mais nous proposons ici l’idée d’une voie alternative à prendre.
Au lieu que l’humour et la science-fiction soient forcés à saturer le public et à coexister, au sein d’œuvres qui amenuisent l’un et l’autre, nous nous disons que les qualités des deux genres peuvent être tissées ensemble d’une façon beaucoup plus naturelle et surprenante. Dans ses entretiens, Riad Sattouf, grand fan de science-fiction, affirme qu’il n’a jamais renoncé à ce premier amour narratif simplement parce qu’il fait aujourd’hui des récits de vie. Quand il écrit des œuvres biographiques, il les écrit, nous dit-il, comme il écrirait de la science-fiction : ses histoires sont des histoires de voyage en terres inconnues, chez des aliens. On se dit que Segel, Stoller et les autres pourraient adopter la même démarche ! Au fond, il ne faut qu’un peu de facétie et d’imagination pour résumer Cinq Ans de réflexion comme une fiction d’anticipation. Même le titre original, The Five-Year Engagement (plus littéralement, Les Fiançailles de Cinq Ans) fait penser à un objet perché, à The Lobster, ou plutôt à The Discovery ou à Windfall, films du nouveau collaborateur de Segel, Charlie McDowell. Tom (Segel), un chef-cuisinier moléculaire de San Francisco, demande en mariage sa petite amie Violet (Emily Blunt), qu’il a rencontrée pour la première fois habillée en Lady Di. Cette dernière accepte, mais la cérémonie sera constamment délayée, pendant 5 ans, par divers imprévus. Violet, prise dans l’école doctorale de son choix, dans le Michigan, va passer une grande partie de ce temps à étudier le comportement humain pour sa thèse en psychologie.
Transplanté dans un nouvel habitat par ce déménagement, Tom va se renfermer sur lui-même, porter des vêtements qui ne lui ressemblent pas, socialiser avec des « amis » qu’il n’aime pas, régresser à l’état de chasseur-cueilleur dans une apathie qui lui vaudra un accident domestique et une amputation. Après une rupture, causée par une liaison de Violet avec son enseignant, un universitaire pratiquant le tae-kwen-do, Tom va se soigner en rénovant une ambulance, puis le couple va se réconcilier et vivre un mariage à choix multiples, chaque élément de la cérémonie existant en plusieurs options, comme s’il devait être possible de dire, de leur réception, qu’il en existait une version témoin et une version de l’expérience.