Sur le mode de Steve Reich, et de son quatuor à cordes Different Trains, Jesse Eisenberg sort son deuxième long-métrage (son premier distribué en France), dans lequel il s’interroge à son tour sur l’expérience que devraient avoir des génocides de la Seconde Guerre Mondiale ses « épargnés » (les juifs de la diaspora, les juifs convertis, et ici, les descendants). A Real Pain, d’un bête récit de road-trip européen entrepris par des Américains privilégiés (David, joué par Eisenberg lui-même, angoissé et nerveux, & Benji, interprété par Kieran Culkin, truculent et hyper-sociable), va progressivement se mettre à déployer une ligne thématique plus complexe, plus sagace, au final, plus basée sur la difficulté qu’ont les gens qui souffrent à se trouver, à se comprendre, et enfin, à se quitter. Le contexte polonais n’est pas ignoré, puisque le film s’intéresse vraiment au pays d’origine de la grand-mère des héros, sur les traces de laquelle ils vont, mais l’excursion est surtout pertinente pour ce qu’elle constitue un terrain neutre dans lequel les protagonistes peuvent se dire des choses. Un Surmoi rencontre un Ça* : dans le rôle de Benji, Culkin est proprement ébahissant et indompté, il est incroyablement naturel. Blagueur et souriant, il joue un soleil en short et en bouc, il impressionne les gens parce qu’il les déstabilise, se montre frontal avec eux, les pousse hors de leurs routines. Il s’aliène aussi les gens, parce qu’il a du mal à ressentir la pleine responsabilité que c’est, d’être tout le temps au centre de l’attention, et parce qu’il ne peut vivre qu’au plein jour et dans le vent – il néglige le confort des intérieurs et le repos des chambres à coucher, il n’a aucun talent pour la quiétude.
Autour du duo de têtes d’affiches, d’autres personnages viennent compléter la distribution, chacun ayant sa pierre à apporter à l’édifice pour ce qui de comprendre ce que c’est, la douleur. Pour James (Will Sharpe, récemment vu dans Emmanuelle), l’organisateur du tour mémoriel auquel se sont inscrits David & Benji, la douleur est académique, elle est enseignable. Elle est la condition qui donne à l’Histoire sa pertinence, comme le dit l’adage, « afin de ne pas la répéter ». Pour Eloge (Kurt Egyiawan), rescapé du génocide rwandais, la douleur est transférable, montrable, elle est la caractéristique universelle qui permet aux humains de communiquer, d’un trauma à un autre.
Au cours d’une scène dans un restaurant avec tout le petit groupe qu’ont réuni les deux cousins autour d’eux (extrait simplissime dans sa mise en scène, mais brillant dans son écriture), Jesse Eisenberg met à plat toutes ces différentes visions de la souffrance, pas nécessairement incompatibles entre elles, mais mal dégrossies les unes par rapport aux autres. Il nous invite alors à passer un moment dans son paradoxe : la douleur ne peut être que ressentie dans le présent et comprise dans le futur, à posteriori. Elle nous met donc tous en demeure d’être « là », de se montrer disponible pour ceux qui en ont besoin, attendu que, comme dans le monde des cadeaux d’anniversaire, c’est l’attention qui compte, la capacité à se mettre dans le même moment qu’autrui. A Real Pain, c’est un film très abouti mais aussi très limpide, peut-être celui qui l’est le plus, dans cette récente saison de récompenses et d’Oscars. Ça annonce sa couleur dès le début : Benji remercie David de l’avoir accompagné, car c’est important pour lui, nous dit-il. Car Benji ne va pas toujours se montrer stable et avenant, David devine-t-il. Car la mémoire n’a d’importance uniquement en tant qu’expérience sensible pour les générations à venir, pourrait-on compléter : La douleur, c’est ce qui nous permet de prolonger l’existence des morts en nous, c’est la seule expérience que nous pouvons être sûrs d’avoir en commun avec nos ancêtres.
Détresse-sur-Wisła.
Le premier film réalisé par Jesse Eisenberg, When You Finish Saving the World, était partiellement adapté d’une pièce audio du même nom qu’il avait écrite et mise en scène. L’œuvre originale était une chronique familiale se déroulant sur 30 ans, et se centrait, entre autres, sur une étudiante, Rachel (Kaitlyn Dever) qui deviendrait plus tard la mère de Ziggy (Finn Wolfhard). Dans la version film, Wolfhard reprenait son rôle, mais Rachel, ayant désormais atteint l’âge mûr, était incarnée par Julianne Moore. On croit percevoir, dans cette transformation abrupte d’un média à l’autre, une thématique qui intéresse Eisenberg, celui de la dégradation des idéaux et des rêves. Jouée par Dever, Rachel était un personnage vibrant et bourré de principes, elle voulait tout léguer à son fils de sa radicalité et de ses vœux de liberté. Reprise par Moore, Rachel s’est renfermée sur elle-même, elle est devenue condescendante, elle a du mal à avoir des conversations, et rabaisse régulièrement Ziggy, qui lui-même n’a gardé de la conscience politique que l’esthétique. Dans A Real Pain également, cette notion de déliquescence émotionnelle, et de déception générationnelle, revient. Benji reproche à David d’être devenu rigide et froid, se rappelle de son cousin comme d’un garçon sensible et touchant qui pleurait tout le temps. À l’inverse, David ne sait pas quoi faire de Benji, il se lamente que le résultat de la résilience de leur grand-mère, rescapée de la Shoah, soit un slacker qui fuit en avant.
Avec ses deux premiers films, Eisenberg nous promet, petit à petit, de construire une filmographie dans laquelle il va se rapprocher de l’épilogue promis par les fins de When You Finish Saving the World et de A Real Pain. Écrira-t-il, un jour, un film sur la rédemption, sur la restauration de l’étincelle après qu’on croyait l’avoir perdue ? Sans doute, ses scénarios sont déjà si patients, ils refusent de faire porter sur des personnages le poids de l’idée que la vie des descendants devraient justifier celles des victimes des plus grands crimes de l’Humanité. Eisenberg respecte le caractère informe et changeant d’une existence humaine, tout comme un de ses maitres de cinéma, Noah Baumbach, respectait celle du personnage qu’il jouait dans The Squid and the Whale.
* La confrontation insouciance/angoisse fait penser à de nombreux films, entre autres à La Folle Journée de Ferris Bueller, dans lequel jouait Jennifer Grey, ici une divorcée qui sympathise avec Benji.