Une comédie musicale à la pointe du contemporain… dans les années 1950
Nul besoin d’avoir vécu en direct la sortie du musical de Broadway (1957) puis celle du film de Robert Wise et Jerome Robbins (1961) pour mesurer la nouveauté et l’audace de West Side Story. Le genre de la comédie musicale, d’ordinaire sujet à toutes les sublimations, descendait dans la rue ; sous son viseur palpitaient des thèmes brûlants : violence urbaine, délinquance juvénile, immigration, racisme entre communautés. A la clef, un triomphe populaire et une pluie d’Oscars – sans oublier la marque profonde laissée dans l’inconscient collectif.
Bref, au tournant des années 1950 et 1960, West Side Story se dressait à la pointe du contemporain. Ce n’est plus le cas en 2021, du moins sur le plan esthétique. Si quelques qualités indéniables demeurent – flagrantes dans les moments chantés et dansés – le temps a aggravé les défauts du film de Wise. En cause : la stylisation un peu convenue du film et son idéalisation des personnages, aseptisant sa charge sociale ; à quoi s’ajoute la théâtralité empesée et trop abstraite de la mise en scène, une fois que celle-ci n’est plus galvanisée par les chorégraphies virevoltantes de Jerome Robbins et la célèbre musique de Leonard Bernstein.
Une nouvelle version meilleure que l’originale
En tant qu’adaptation du musical original, le film de 2021 nous semble meilleur que celui de 1961, plus incarné, plus vif, tout en recyclant à peu près fidèlement sa trame et ses thématiques – décidément leur actualité ne se dément pas. Les interprètes sont éblouissants, en particulier celles et ceux d’origine latino-américaine. Au cœur du film, la séquence d’America pourrait justifier à elle seule l’entreprise de Spielberg : ce feu d’artifices à la fois enivrant et rigoureusement orchestré constitue un moment de grâce, tant il draine d’énergie et de couleurs. Moins confinée que l’originale, même si elle débute sur une citation de Rear Window (1954), cette version d’une des chansons les plus emblématiques de West Side Story égale, selon nous, les meilleurs moments du récent La La Land (2016) par sa conjonction quasi parfaite de dialectique ironique mais profonde, de jeux de formes chatoyants et de vitalité pure.
De quoi nous rappeler qu’une des forces de Spielberg réside dans sa capacité à s’approprier l’espace, à l’ordonnancer de manière dynamique et ludique. Depuis le début de sa carrière – cinquante ans déjà ! – le cinéaste a prouvé sa singulière capacité à spatialiser une dramaturgie, par ses choix de mouvements de caméra, de coupes, de valeurs de plan. Qualités qui font merveille dans les séquences d’action. Cette virtuosité visuelle a beau se couler dans une grammaire très classique, elle offre un intérêt même aux films les plus médiocres du cinéaste – il y en a quelques-uns. Au passage, ce n’est pas le cas des premiers Indiana Jones, dont certaines scènes de poursuite et de fusillades semblaient déjà orchestrées, par leur rythme, leur découpage et leur totale invraisemblance, comme des comédies musicales ; d’ailleurs, l’ouverture du Temple Maudit (1984) en était explicitement une – miniature de fantaisie pure qui ne contrastait que superficiellement avec le spectacle trépidant et cauchemardesque qui suivait.
Mélancolie spielbergienne
Désormais septuagénaire, Spielberg semble animé par le désir de revenir à ses premières amours cinématographiques, nées dans son enfance au milieu du 20e siècle, et toujours vibrantes de l’imaginaire et la sensibilité de cette époque. Influence évidemment vintage, qui préserve l’ancrage de West Side Story dans le New York des années 1950 tout en se coulant dans un spectacle contemporain hi-tech (précision métallique de la photographie, tournoiements et envolées virtuoses de caméra). D’où une hybridité tantôt intrigante, tantôt un peu gênante. D’autant que l’actualité sociétale des thèmes abordés ne parvient pas tout à fait à dissiper cette impureté originelle. Ce qui sauve le film à nos yeux : sa profonde cohérence à l’aune de la filmographie spielbergienne.
De fait, ce West Side Story fait parfois sourdre une émotion inattendue, tenant moins à son contenu littéral (classique mais poignant par la grâce de ses actrices) qu’à ses télescopages avec l’œuvre antérieure de Spielberg. Celui-ci, qu’il parle de Seconde Guerre Mondiale, de dinosaures, d’extraterrestres, d’esclavage ou de terrorisme, a toujours polarisé son regard autour d’une figure littérale ou symbolique d’enfant blessé, plombé par son désarroi mais préservé du total marasme par son obstination presque folle à garder ses yeux grands ouverts – innocence poignante, bien vite chassée par le regard cinglant et frontal posé sur ce qui se joue d’inhumain dans le monde des hommes.
Depuis presque toujours, son œuvre se nourrit d’un fond de nostalgie et davantage encore, de mélancolie : c’est cette tristesse immarcescible – nourrie du traumatisme fondateur face au divorce de ses parents ? – qui sous les formes bigarrées et les chatoiements enivrants de ses mises en scène semble hanter son rapport au monde. D’où des ruptures, dissonances, fêlures secrètes, plus sensibles que jamais dans son dernier film. Ainsi s’éclaire selon nous le projet de West Side Story (2021), son parfum spectral et lugubre sous la jubilation formelle qui anime son moindre plan – moins cache-misère que prétexte à créer un contraste roboratif, et susciter une différence de potentiel d’où surgit le désir de vivre envers et contre tout.
Pesanteur et légèreté
Par son tropisme fondateur de tristesse et de dévitalisation s’explique sans doute la difficulté générale de Spielberg à réussir la fin de ses films et hisser leurs derniers mouvements à la hauteur de ce qui a précédé – qu’il s’agisse de ses divertissements les plus calibrés ou d’œuvres plus personnelles (compartimentation sans doute artificielle le concernant). Bien souvent, l’énergie cinétique initiale a tendance à se perdre, diluée par des problèmes de rythme ou de ton : dans le cas de West Side Story, le dernier quart, après la chanson I Feel Pretty, apparaît un peu long, un peu lourd. Sans que le film s’en trouve gâché, son impact final s’atténue.
Cela dit, le générique de fin synthétise magnifiquement la dialectique d’ombres et de lumières qui irrigue le film. Générique plus beau encore que celui de 1961 (conçu par Saul Bass et quasi anthologique) : sur fond de musique de Bernstein, le soleil se lève sur des façades new-yorkaises filmées en accéléré ; au diapason de la lumière du jour, une autre histoire pourra émerger – sans doute l’a-t-elle déjà fait. L’enfant qui gît en chaque spectateur se console désormais de ses pleurs en regardant à l’horizon. Que celui-ci paraisse bouché (la noirceur du dénouement reste prégnante) ne doit pas porter au découragement : les héritages sont là pour nous transmettre leur énergie, nous promettre à un ressourcement permanent. C’est que West Side Story semble obéir à une nécessité intime plus profonde qu’un simple hommage cinéphilique ou la reviviscence d’un émoi adolescent. Via un sobre carton final (« To my Dad ») le film est dédié au père de Spielberg, décédé en 2020 : cette veine pudiquement autobiographique saillait déjà dans son précédent opus, volontiers autoréflexif (Ready Player One (2018)). Prolongement logique : son prochain long métrage sera consacré à son enfance, comme pour boucler certaines des boucles plus ou moins discrètes essaimées le long de sa filmographie.
Le mot est galvaudé mais osons-le : aujourd’hui peu de cinéastes nous paraissent plus authentiquement humains que celui qui a été tour à tour perçu comme jeune réalisateur prodige, technicien manipulateur des foules, maître ès effets spéciaux, grand gourou et orchestrateur du divertissement familial mondialisé, puis bonne conscience humaniste de l’âme américaine, voire universelle. Comme le prouve avec éclat West Side Story, Spielberg metteur en scène est à la fois un peu plus et beaucoup moins que ce cortège d’étiquettes hâtivement apposées et parfois ronflantes. C’est ce « moins » qui, passionnément, nous intéresse.