Quatre ans ont passé. Celui qu’on surnomme tenno, l’empereur, traque derechef cette ambivalence du récit narré. A partir d’une fable symbolique simple et frappante, illustrée, cette fois, dans un jour jidai-geki, ce genre épique historique recréant le Japon médiéval, il régénère le genre chambara, ces films-sabre le plus souvent spécieux qui mettent en scène des samouraïs.
Dialectique existentielle entre castes représentées
Un motif central sous-tend l’entièreté du film: la défense par sept samouraïs d’un hameau paysan tenu sous la coupe réglée de yakuzas, ces bandits de grand chemin. Sous l’effet d’un montage rigoureusement composite, s’opère une dialectique existentielle entre les castes représentées: bandits, paysans, samouraïs. Autour de cet axe narratif, s’ innervent les épisodes: querelles intestines, recrutement des samouraïs, élimination de trois malandrins envoyés en éclaireurs, expédition punitive, idylle sentimentale, moisson, battage du blé, rites funéraires. Le village est le centre de gravité sur lequel fondent les forces hostiles. Sa position géographique inconfortable, au fond d’une vallée encaissée, le rend parfaitement vulnérable. Les villageois vivent, par contrecoup, en complète autarcie.
Encerclement et circularité
La figure de l’encerclement réapparaît toujours sous une forme ou une autre, à leur propos. Leur système de défense repose sur le sceau hermétique du cercle qu’ils forment en toutes occasions; même dans l’agencement de leurs cahutes de fortune. S’agissant du lynchage ou de la mise à mort d’un pillard, les villageois, les villageois le cernent de toutes parts, armés de leurs lances de bambous. Le film entier répète à l’infini ce motif de la circularité. Ainsi du cycle des saisons: malgré l’imminence de l’assaut qui pèse sur eux, les paysans vaquent à leurs travaux agrestes; épaulés par les samouraïs. Ils forment une collectivité indifférenciée. L’instinct de conservation le plus primitif leur interdit de rompre. Sur l’ordre de Kambei (Shimura Takashi), ils encerclent aussitôt les cavaliers qui font mine de forcer leurs retranchements selon une stratégie défensive et un réflexe de survie éprouvés.
Ronins et samouraïs composent une caste de parias
Le film s’ouvre sur une attaque-surprise différée des bandits pour se clore sur l’affrontement décisif, prélude à la renaissance printanière: la scène lumineuse du repiquage du riz. En une séquence inaugurale fulgurante s’installe la menace d’invasion. D’emblée, l’action dramatique se donne subtilement une élongation qui va permettre au village d’organiser sa résistance.
Le récit est comme distendu à dessein sur toute sa durée. En se portant comme volontaires au secours des paysans, les samouraïs croient assumer la défense du faible, de l’opprimé; mais ils découvriront au prix d’un fatalisme foncier qu’il n’en est rien: Kambei, le chef édifiant et vénéré, scellera la terrible révélation dans les tout derniers mots du film: “Ce sont les paysans qui ont gagné. Nous avons perdu.” Tragiquement ubuesques, ces derniers prennent le parti de flatter ceux qu’ils craignent afin d’en être protégés. Lorsque les samouraïs, au complet, feront leur entrée dans l’enceinte du village, ils seront accueillis comme des parias. Tenus à l’écart du corps social, les ronins, samouraïs errants sans attributions, se livraient parfois à des rapines sur l’habitant. Aussi, qu’il s’apparente au redresseur de torts ou au hors-la-loi(desperado), tout droit sortis de la mythologie westernienne, il y a confusion sur les deux espèces. De fait, cette situation archétypale d’un groupe de mercenaires confronté à un ordre menacé pour le rétablissement duquel il lui faudra pactiser avec la population de la bourgade, est, par excellence, le ressort narratif du western. Proscrits autant de ceux qui les ont mandatés que de leur propre caste, les samouraïs retirent, malgré tout, de cet ostracisme, le prix d’une relative liberté.
Une caractérisation qui exalte la condition tragique des samouraïs Kambei.
Chef du clan, sage hiératique, moine zen, stratège et archer adroit est incarné avec un stoïcisme et une force tranquille de circonstance par son alter ego à l’écran: Shimura Takashi, l’inoubliable Watanabe deIkiru (Vivre). auquel il apporte son stoïcisme et sa force tranquille. Outre Kambei, Kyuzo (Miyaguchi Seiji) impressionne. Il est ce bushi (guerrier), sabreur et fin bretteur, tout entier voué à l’exercice et au perfectionnisme de son art. Par une ironie du sort, il sera fauché d’un coup de feu et mourra en lançant son daito, prolongement de lui-même.
A travers Kikuchiyo (Mifune Toshiro), Kurosawa dépeint un tempérament humain, trop humain et non plus seulement surhumain parce que complexe dans ses contradictions. Il est un fils de paysan en qui se réalise pleinement une nature généreusement expansive. Le villageois y trouve un modèle à sa mesure. Personnage histrionique, traîneur de sabre vociférant et gesticulant, il singe les paysans en des poses hystériques. Élément anarchique et perturbateur, sa grandeur d’âme et sa pugnacité enfantine lui valent l’estime des villageois et des samouraïs en partage. A l’opposé du jeu ataraxique de Shimura, Mifune, acteur-fétiche de Kurosawa, fait une composition étonnante dans le cabotinage. Villiers de l’Isle Adam disait : “Il y a une hiérarchie jusque dans l’infamie”. Ici, le statut social du samouraï est bien fondé selon une hiérarchie morale.
Le déchaînement des éléments naturels: composante majeure de la catharsis kurosawienne.
Dans le cinéma de Kurosawa, les considérations humanitaires, parfois lourdement démonstratives, sont mises en valeur par une technique adaptée au cordeau. Le siège final du village par le peloton des assaillants, morceau de bravoure épique, produit un effet de purgation des passions sur le spectateur. L’insupportable temporisation prend fin pour s’électriser dans le déchaînement des éléments. Confondues dans une pluie diluvienne en trombes, les vagues d’assaut sont à l’image d’un indicible chaos. Arrive l’instant du choc décisif: chevaux, cavaliers désarçonnés, tombent sourdement à même le sol, aspergeant le spectateur de gerbes de boue. Par un raffinement de cruauté spécifiquement orientale dans la description, Kurosawa déploie toute l’ampleur de la bataille dans sa fureur paroxystique. Grâce à l’emploi combiné du téléobjectif, du ralenti et d’un système de caméras multiples allié à un montage ultra-court, le corps à corps se mue en un ballet macabre aux accents dantesques.
La visualisation de la mort à l’œuvre qui en résulte est « surréelle ». Touchés à mort, les corps sont comme privés de pesanteur lorsqu’ils parviennent au sol où ils rebondissent illusoirement sous l’effet du ralenti. Ce procédé qui vient dilater allégoriquement le mouvement, le réalisateur le reprendra dans Kagemusha où le champ de la fameuse bataille de Takeda recréée pour la circonstance et qui referme l’épopée filmique, est jonché de corps de soldats s’affaissant pêle-mêle dans leurs derniers soubresauts.
Un montage-sabre
Mais l’enveloppe formelle n’est jamais gratuite. La récurrence des sections du film: bandits, paysans, samouraïs, s’inscrit dans des unités de montage distinctes et des leitmotivs musicaux parfaitement différenciés atténuant la rupture en dents de scie des images. Des volets latéraux balaient l’écran de droite comme de gauche dans la première moitié du film, faisant l’économie des temps morts, afin de distendre l’action dramatique. Dans le même sens, Kurosawa, influencé par les maîtres soviétiques que sont Eisenstein, Dovjenko et Poudovkine, taille un espace original en transgressant les sacro-saintes règles. Ce faisant, il s’autorise de violents écarts angulaires d’un
plan l’autre dans son montage-sabre. Ses raccords dans l’axe ou selon des contre-champs à 180° obligent le spectateur à être concentré tant ils bousculent la ligne de vision dans leur irruption soudaine.
“Un espace-piège”
Noël Burch, dans sa remarquable approche du cinéma japonais: Pour un observateur lointain, définit cet espace kurosawien comme un “espace-piège”. A tout moment, un personnage peut faire une brutale intrusion dans le cadre. La caméra livre alors au public un
espace-gigogne à tiroirs qui met l’accent sur la vertu centrifuge de l’image filmique, en découvrant ex abrupto un recoin insoupçonné. Un nouvel avatar de l’effet Rashomon. Dans les scènes qui incluent les sept samouraïs ensemble, le cinéaste assigne à chaque acteur une place rigoureuse dans le plan d’ensemble, afin que deux points de vue ne puissent se confondre sur la même ligne d’action. Aussi ne verra-t-on jamais deux personnages se regarder dans le blanc des yeux. Lorsque les samouraïs se réunissent pour discuter entre
eux, la scène est le plus souvent statique tandis que le montage est dynamique. L’on assiste alors à une mise en scène du regard davantage qu’à une mise en scène du corps. Ce sont ces images sublimées, autonomes, sans aucune incidence sur le cours du récit, qu’on retient du film pour ce qu’elles ressortissent lumineusement au style.
* L’auteur a notamment écrit un essai littéraire sur le cinéma japonais de la tradition paru aux Éditions Jacques Flament : Le bonsaï qui cache la forêt. Lien pour se le procurer et le commander: https://www.jacquesflamenteditions.com/544-le-bon sai-qui-cache-la-foret/
Les 7 samouraï ressortent en salles dans une nouvelle restauration supervisée par le distributeur The jokers.