Décidément, c’est une année en prise avec l’histoire pour Spielberg. Alors que Pentagon Papers (toujours à l’affiche) s’emparait du gros scandale déclenché par le Washington Post, tintant vivement dans le contexte actuel de liberté de presse bafouée, Ready Player One devient notre second témoin, cette fois celui d’un monde englué dans l’image, bloqué dans un neutralisme de non-intervention.
Nous sommes en 2045 dans l’Ohio. La majorité de la population vit empilée sur des échafaudages et se terre dans des abris encastrés minuscules, au sol changé en tapis roulant omnidirectionnel, les yeux couverts par des lunettes transformantes. À travers elles, l’Oasis, l’exutoire futuriste d’un monde virtuel sans limites, conçu par un geek adulé, James Halliday. En mourant, le fondateur laisse derrière lui un empire, et un jeu pour en devenir détenteur. La première épreuve – une course dans un New York recomposé où King Kong surgit de L’empire State Building – est lancée dès la mort du créateur. Mais cinq ans plus tard, les concurrents chauffés à bloc ne parviennent toujours pas à destination, comme si la course dissimulait quelque chose, et n’était que l’envers du chemin à prendre.
C’est alors que Wade Watts (Tye Sheridan), habitant des bidonvilles perchés et visiteur fréquent de la librairie virtuelle – lieu où se confinent en vidéo les partielles mémorielles de la vie de Hallyday – s’arrête sur un extrait dans lequel l’inventeur confie à son partenaire son regret d’avoir créé un jeu qui soit allé si loin et l’espoir de revenir en arrière. De retour sur la piste, Wade, qui s’entraîne aussi depuis cinq ans, rate expressément son départ, et s’élance en marche arrière : une voie secrète s’ouvre alors et l’emmène vers la destination finale en filant sous les pistes transparentes sur lesquelles, dans un déluge infernal, ses concurrents continuent de rouler à toute biture.
Remise en route
Qu’il s’agisse du New-York des années 70 remué de révoltes (celle, en particulier, de Kay Graham sauvant son journal en même temps que la liberté de la presse), ou de l’Ohio de 2045, dynamisé par une guerre au sein de l’illusion plastique, Spielberg déclenche le mécanisme, remet en marche la machine bloquée. Il compte sur des intrigues spéculaires pour activer les consciences endormies, se fait double de ses personnages à qui il insuffle l’idée de révolte.
D’un coté Kay, (Pentagon Papers) alors qu’elle est assaillie d’avis contraires, choisit de risquer la vie de son journal, et un murmure semble alors souffler dans ses oreilles. De l’autre, Wade Watts, anti-héros dormant sur une machine à laver, et connaissant par coeur la vie de Hallyday dont il affiche sur son mur les articles, devient le symbole d’une lutte planétaire.
Autre double de Spielberg, Hallyday lui même, le geek excentrique, aux troubles autistiques, incapable de communiquer dans le monde réel, et qui utilise le seul langage grâce auquel il lui est possible de parler – mais aussi, devenu, par une population sur-connectée, le seul à être compris. (On pense au Dr Ford de Westworld, qui introduit l’idée de rébellion dans le mécanisme de ses androïdes).
Comme lui, Spielberg s’exprime dans son propre langage – cinématographique – seul lieu où il est capable d’agir et de rentrer en contact. Dans des époques tumultueuses temporellement proches (quelques décennies seulement nous séparent des années 70 et de 2045), il insère une vibration stimulante, sensorielle (presque aussi convaincante qu’une combinaison extra-sensible), pour nous sortir de l’état de léthargie profond dans lequel nous sommes plongés à force de gober trop de fiction. Car c’est bien l’éveil des consciences qu’Hallyday cherche à instiller chez ses utilisateurs, une remise de l’équilibre par le monde virtuel en les unissant ensemble dans le jeu. Et c’est aussi le rôle que se donne Spielberg, en passant par son film pour retrouver son public, et l’unir, magnétophone brandi, au sein d’une culture geek et pop commune, où tonne le « Jump » de Van Halen.
Il profite de son sujet (comme Hallyday de son Oasis) pour se jeter pèle-mêle dans ses fantasmes. Sa liberté créatrice, qu’on sait souvent empêchée par les gros studios, nous propulse dans une revisitation folle d’une oeuvre légendaire : Shiningversion 3d investi d’avatars.
Le grand idéaliste qu’est Spielberg, dessine une oeuvre où l’individualisme s’évanouit au profit du collectif (Wade se refusant à former un clan, finit, lorsqu’il remporte finalement le jeu, par partager ses droits avec ses acolytes). C’est dans l’alliance que les roues du mécanisme s’enclenchent, les individus s’influant eux mêmes des idées (c’est parce qu’Art3mis, jeune avatar engagée, lui soufflera qu’Hallyday n’aimait pas s’en tenir aux règles que Wade trouvera sa première clé). Chaque individu, s’il n’en aide pas un autre, est fauché, et c’est toute la machine capitaliste fonctionnant sur le « un contre un » qui s’éffondre – (l’avatar génial de Nolan Sorrento, CEO de l’Innovative Online Industries (IOI), la condense dans sa caricature de gros homme rectangulaire en costume et à mèche brune tombante.)
Alors que Wade vainqueur pense tenir le rosebud de Hallyday – un amour jamais amorcé -, son échange avec l’ancien partenaire Ogden Morrow, perce enfin l’énigme : Hallyday a perdu son partenaire et ami, lorsqu’il avait préféré faire cavalier seul.
Loin d’offrir un angle serré sur les dangers des technologies, Spielberg ouvre le champ et veut y voit une possibilité unifiante. C’est bien par la retranscription en direct que Wade, (poing levé!) parviendra à avertir et à faire circuler l’information de la rébellion.
De la même manière, en unifiant par le cinéma et dans le cinéma, Spielberg fait figure de proue de l’enclenchement des rouages. Dans ceux qui décryptent les énigmes, un groupe de jeunes, rués sur les écrans et faisant appel à leur culture des jeux et de la vie de Hallyday. C’est bien à la jeunesse qu’il s’adresse, en plein dans les manifestations des étudiants de Parkland – pour nous, en plein dans la résonance, 50 ans plus tard, de mai 68 dans les rues de Paris.