Don Siegel avait amorcé avec A bout portant la mutation du film noir vers le polar urbain et hard-boiled, réalisé un classique absolu du genre avec L’Inspecteur Harry et ce Charley Varrick s’affirme comme sa quintessence absolue et jubilatoire. Moins célébré et connu que Dirty Harry dans la filmographie du réalisateur, Charley Varrick en constitue en quelque sorte le film jumeau par les nombreuses similitudes qu’on trouve entre les deux films et la manière dont les différences s’inscrivent dans un parallèle forcément pensé. A l’opposé de l’enfer urbain et tentaculaire de San Francisco, Charley Varrick s’ouvre une des images rurales ensoleillées et idylliques bientôt interrompue par la frénésie de violence et d’action d’un hold-up. Problème pour le héros incarné par Walter Mathau, le montant du butin s’avère bien plus élevé que prévu, et pour cause, la banque sert clandestinement de transit à l’argent de la mafia. Siegel rythme alors son intrigue policière avec un sens du rythme et une limpidité narrative exemplaire (où se ressent sa formation à la série allant droit au but) entre Charley Varrick tentant par tous les moyens de s’extraire de ce mauvais pas tandis que l’étau se resserre autour de lui, entre la police et la mafia à ses trousses. Tout comme Inspecteur Harry, le film se fait le portrait d’un homme seul face à son environnement hostile et usant de méthode toute personnelle pour y échapper.
La bonhomie naturelle de Walter Matthau devant la caméra de Siegel dissimule finalement le calcul et la malice d’un personnage condamné à perdre son identité et humanité pour s’en sortir. La transformation se fait en deux temps, tout d’abord la fameuse scène d’ouverture où son épouse meurt de ses blessures le contraignant à l’abandonner puis lorsqu’il se rend compte que son acolyte (jeune chien fou joué par Andy Robinson, l’inoubliable Scorpio de Dirty Harry) est incontrôlable et qu’il devra procéder sans lui. Les rouages de son plan se mettent en marche, mais on ne s’en rendra compte que bien plus tard tant Warrick semble faussement dépassé et tant ses adversaires paraissent redoutables. Cette finesse en creux dans la manière de fouiller son personnage tout en s’inscrivant dans le pur film de genre est une des grandes qualités de Siegel qui n’a pas besoin d’appuyer outre mesure pour se faire comprendre. Parmi eux, Joe Don Baker compose un mémorable personnage de tueur. Look texan extravagant, sourire carnassier et manière de brute épaisse c’est paradoxalement le personnage le plus drôle du film, même lors de ses pires excès de violence. Joe Don Baker lui confère une allure décontractée et menaçante à la fois ce qui le rend d’autant plus terrifiant. Il n’a guère à envier au duo de A bout portant lorsqu’on le voit malmener sans vergogne un vieillard en fauteuil roulant. John Vernon compose une figure de banquier mafieux tout aussi étrange et renforçant l’aura paranoïaque du film par les ramifications qu’il implique et le fait qu’il soit lui-même menacé par une entité criminelle nébuleuse qu’on ne connaîtra jamais complètement. En résulte une des scènes les plus étranges du film avec cet échange en campagne près d’un pré de vache où il s’imagine bien à sa place vu le sort qui l’attend.
L’autre point fort c’est la patine seventies bien sentie du film qui renforce encore le plaisir de visionnage. Le score cool et percutant de Lalo Schiffrin accompagne donc la vision de ses figures féminines en bikini ou en mini short, des situations dont la teneur sexuelle s’amène de la manière la plus naturelle et inattendue qui soit (hilarante séquence entre Joe Don Baker et la photographe qui cède avec le sourire avec avoir reçu une gifle retentissante, l’aventure entre Matthau et Miss Ford…). Le cadre rural permet aussi les rencontres et la traversée de lieux les plus extravagants qui soient telle cette maison close au milieu de nulle part, où l’ironie de Siegel (le paillasson en forme de dollar !) accompagne toujours avec justesse la tension voulue par l’intrigue puisque ces différents décors constituent tous des points d’ancrage de l’omniprésente et invisible mafia. La mention last of the independant accompagnant le titre effectue définitivement le rapprochement entre un Harry Callahan et Charley Varrick. Tous les deux sont des insoumis face au système (juridique pour Harry, criminel pour Varrick) qui entravent leur avancée et à la force d’action d’Harry, Varrick use lui d’une intelligence redoutable pour perdre tout le monde. La conclusion implacable montre le pallier franchi par Varrick (précédé par une séquence d’action parfaite de sécheresse filmée par Siegel avec une poursuite voiture/avion) dans un vrai/faux happy end (à nouveau similaire à Dirty Harry) où notre héros sa tâche remplie s’éloigne au loin en voiture. Sous la classe indéniable de surface d’un Walter Matthau génial et imperturbable, c’est bien la mélancolie d’un renoncement à son identité qui domine finalement en clou de ce très grand polar.