A bout portant

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Ressortie du film de Don Siegel, relecture urbaine et nihiliste des « Tueurs » de Robert Siodmak.

En 1927, Ernest Hemingway imagine deux personnages mystérieux et patibulaires : fraîchement débarqués dans une petite ville, ils cherchent un certain « Suédois » et brutalisent les habitants. Dans une chambre miteuse, ils retrouvent leur homme et l’abattent froidement. La victime ne résiste pas, comme si elle attendait sa mort depuis longtemps. La nouvelle s’arrête là, et tout un pan de l’histoire reste voilé. Quel est le mobile du crime ? L’auteur ne répond pas, écartant sciemment l’aspect policier au profit d’une sombre méditation existentielle. Rédigées dans un style brut et lapidaire (descriptions sommaires et dialogues au tac-au-tac), ces dix pages ont inspiré les scénaristes d’Hollywood, sans doute laissés sur leur faim par ce dénouement curieux. Anthony Veiller, Richard Brooks et John Huston ont donc inventé une suite – ou plutôt un passé – à ce récit, remontant la vie du « Suédois » pour comprendre son exécution sommaire. Confié à Robert Siodmak, le script donnera naissance en 1946 à un légendaire film noir, Les Tueurs, réunissant deux jeunes acteurs encore inconnus, Burt Lancaster et Ava Gardner.

Curieusement, Don Siegel aurait déjà été contacté pour réaliser cette première version. Alors sous contrat avec la Warner, le cinéaste débutant préféra se faire la main avec The Verdict, tourné la même année avec Peter Lorre. Mais en 1964, lorsqu’on lui en propose une nouvelle adaptation – au départ pour la télévision – il ne rate pas l’occasion. Plutôt qu’un remake officiel, simple décalque de l’original, A bout portant s’impose comme une variation personnelle autour du film de Siodmak. Dix-huit ans séparent les deux œuvres : entre temps, l’Amérique a changé, et son cinéma également. Concurrencés par le petit écran, les studios se portent mal et gaspillent leurs économies en péplums vains et coûteux. La grande époque du film noir, avec son noir et blanc expressionniste, ses ambiances poisseuses et ses couples mythiques, paraît désormais révolue. Don Siegel va lui porter un coup fatal, détruisant méthodiquement ses codes pour imposer à la place un univers froid et matérialiste, dénué de la moindre poésie.

Les différences entre Les Tueurs et A bout portant sont éloquentes. Siodmak ne filme pas le meurtre frontalement : sa mise en scène repose sur un art de la suggestion, montrant uniquement une main qui glisse sur un montant de lit. Siegel ne s’embarrasse pas de tant de pudeur : chez lui, la victime s’écroule sous une rafale en plein centre de l’image. Les mœurs ont évolué, et la censure avec – permettant une expérimentation plus crue de la violence. Autre exemple : dans Les Tueurs, Pete Lunn se révèle un ancien champion de boxe – sport qui évoque panache et noblesse, dans la droite lignée d’Hemingway et son roman Le Soleil se lève aussi ; en revanche, dans A bout portant, Johnny North est coureur automobile, et cette attraction pour les bolides marque une passion toute moderne, sans tradition ni beauté – la machine a remplacé l’homme, le culte de la vitesse et de l’argent efface les valeurs ancestrales.

 

 

Chez Siodmak, un détective menait l’enquête, mandaté par une compagnie d’assurances. Ici ce sont les tueurs à gages, intrigués par cette mission particulière, qui décident de retrouver leur commanditaire anonyme, dans l’espoir de récupérer un pactole d’un million de dollars. A bout portant noue ainsi deux intrigues parallèles qui finiront par converger dans une temporalité chahutée : au présent, l’itinéraire des criminels qui traversent les Etats-Unis (Miami, La Nouvelle-Orléans, Los Angeles) pour harceler les divers témoins de l’affaire ; au passé, la destinée de Johnny North, pigeon ordinaire impliqué dans un braquage pour le joli minois d’une femme qui le manipule à sa guise. Si la construction en tiroirs reprend celle des Tueurs, Siegel réduit le nombre des protagonistes et se limite à trois grands flashbacks, de plus en plus rapides. Les narrateurs s’enchaînent pour cracher leur récit sous la menace : le mécanicien Earl Sylvester, le gangster Mickey Farmer, et bien sûr la fameuse Sheila Farr, aux motivations troubles. A la manière d’un puzzle, héros et spectateurs se rapprochent de la vérité en recollant les fragments de l’histoire. Une fois recomposé, le tableau peut voler en éclats : la résolution de l’énigme débouche sur une hécatombe absurde où tous les personnages trouvent la mort, alors que le prétexte qui les anime – une mallette remplie de billets – se disperse dans les jardins d’une zone pavillonnaire.

Portrait amoral d’un monde sans foi ni loi, A bout portant décape le polar traditionnel et ouvre la voie au Nouvel Hollywood. Couleurs vives, montage saignant, le film se complaît à décrire des personnages sadiques et cupides, coupant court à toute empathie ou identification. Le couple de tueurs, incarné par Lee Marvin et Clu Galager, apparaît dès l’ouverture comme une pure abstraction. Au générique, le nom des comédiens s’inscrit sur des photogrammes teintés en bleu et rouge, où s’affichent leurs visages figés. Puis les clichés s’animent et les deux corps se mettent en marche, machine de guerre bicéphale qui avance sans trembler et distribue la terreur. Lunettes noires, costumes impeccables, ils composent un véritable duo comique, offrant à cette série B de sévères pointes d’humour noir. Charlie (Lee Marvin) représente le vieux maître fatigué, en bout de course (« I don’t have time » revient dans sa bouche comme un leitmotiv). Lee (Clu Galager) est au contraire le jeune chien fou qui s’amuse à distiller la cruauté. Don Siegel exploite à fond le contraste entre ses deux comédiens, le charisme massif de Lee Marvin s’opposant à la silhouette élastique de Clu Galager. Clown auguste et clown blanc, les deux tueurs s’en donnent à cœur joie dans leurs numéros, et le cinéaste ne recule devant aucune situation : malmenant une aveugle, suspendant une femme à la fenêtre, Charlie et Lee semblent d’autant plus irrécupérables qu’ils s’attaquent systématiquement à des êtres plus faibles et démunis : le code d’honneur n’appartient pas à leur dictionnaire. Ces séquences sont assurément les meilleures du film, qui perd un peu sa force lorsqu’il se concentre sur les autres personnages.

Doué pour le mythe et le stéréotype, Don Siegel se montre plus mal à l’aise pour filmer les sentiments, et les scènes de séduction entre Johnny et Sheila captivent moins. Le sens de la satire et l’inventivité graphique laissent alors place à un ton plus convenu. La partie consacrée au circuit automobile a mal vieilli, souffrant de quelques effets malheureux, comme les transparences voyantes. Même dans ces passages assez ratés, A bout portant conserve toutefois son intérêt grâce à un casting étonnant, où Ronald Reagan donne la réplique à John Cassavetes ! Avec le recul, cette confrontation ne manque pas de piquant : le premier – qui n’était pas encore président des Etats-Unis – interprète un riche industriel, bâtissant sa fortune sur des fonds douteux ; le second – qui n’était pas encore le pape du cinéma indépendant – campe un modeste pilote, naïf et généreux. Tous deux se battent pour une femme avec des arguments inverses : confort social pour l’un, goût de l’aventure pour l’autre. Reagan et Cassavetes rejouent ici une lutte des classes symbolique. Dans la fiction, le possédant garde la main mise sur le capital et dupe le prolétaire, aveuglé par son humanisme. Dans la réalité, les années 80 signeront le triomphe de l’ère Reagan et son libéralisme sauvage, tandis que Cassavetes peinera à financer ses propres films et mourra prématurément.

Si Les Tueurs sortaient au crépuscule, la violence d’A bout portant éclate de jour et dans un cadre réaliste (un institut, un garage, une salle de sport, un bureau, une villa…) Don Siegel filme la ville comme une toile de fond ingrate et froide, insistant sur des architectures désincarnées. De la côte Est (la Floride) à la côte Ouest (la Californie) le décor ne bouge pas, et le pays entier devient un territoire uniforme, traversé par une tornade indifférente. Le tournage fut marqué par un événement majeur : l’assassinat de J.F. Kennedy à Dallas le 22 novembre 1963. Ce meurtre en direct allait modifier en profondeur la conscience américaine. Trois ans avant John Boorman – qui fera lui aussi appel à Lee Marvin et Angie Dickinson – A bout portant fixe bel et bien un Point de non-retour : désormais le mal ne se cache plus, et le noir jaillit en pleine lumière.

Titre original : The Killers

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Durée : 95 mn


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