Licorice Pizza

Article écrit par

Un film lumineux et déconcertant, sans doute un des plus beaux de son auteur

Paul Thomas Anderson a décidément l’art des titres de film poétiques et obscurs. Licorice Pizza, ou « pizza à la réglisse », ne déroge pas à la règle (il s’agit du nom d’un magasin de disques de Los Angeles, qu’on ne voit jamais à l’écran). Ce dernier opus d’un des réalisateurs états-uniens en exercice les plus renommés surprend d’autant plus que, contrairement à son intimidant prédécesseur  (Phantom Thread, 2018), on en ressort léger, ému, un peu grisé. Or, à cette effervescence se mêle une vague perplexité au vu de la minceur apparente des enjeux. Tout ça pour ça ? Oui. Et le plus beau, c’est qu’il n’y a pas lieu de s’en étonner ; encore moins de le déplorer.

Légèreté et fraîcheur

Intrigante trajectoire que celle de Paul Thomas Anderson. Des débuts en fanfare en tant que réalisateur (les virtuoses Boogie Nights (1997) et Magnolia (1999)). Rapidement, la réputation d’un jeune prodige, héritier de quelques grands maîtres du cinéma américain (Robert Altman, Martin Scorsese, Stanley Kubrick…). Puis une succession de films vénéneux et nimbés de mystère (There Will Be Blood (2008), The Master (2013), Phantom Thread (2018)). Et désormais, après plus de vingt ans de carrière : un récit d’amourette adolescente, frais et vibrant comme un premier film.

Licorice Pizza raconte l’histoire d’amour improbable, étalée sur quelques mois, entre deux personnages mal dégrossis interprétés par Cooper Hoffmann et Alana Haim. Troublant choix de casting, tant le physique sans éclat des acteurs les éloigne de la beauté canonique en vigueur non seulement au cinéma, mais dans l’ensemble de l’imagerie contemporaine. La réalité charnelle des personnages n’en paraît que plus authentique – et même leur grâce. C’est là toute la force de ce film solaire, dont le pitch est respecté à la lettre, sans ironie ni position de surplomb : au début des années 1970 à Los Angeles, deux très jeunes gens se parlent, se tournent autour, se rendent mutuellement jaloux, se disputent et finalement tombent amoureux – tout simplement. Oui, tout ça pour ça.

Une mise en scène au service des acteurs

Il semble que le cinéaste a enfin trouvé sa voie, singulière et à hauteur d’homme. Le cordon ombilical a été rompu avec ses pères en cinéma ; en contrepartie l’ambition formelle et thématique de ses magnum opus est manifestement révolue : Magnolia, There Will Be Blood et Phantom Thread, en particulier, s’inscrivaient dans le prolongement des œuvres du passé, ne cessant de dialoguer avec elles, de les interpeller, d’innover, bref de contribuer à écrire la suite de la grande Histoire du cinéma. Place désormais à une approche plus insulaire, davantage branchée sur le seul univers intime du réalisateur. Modestie de façade qui n’est cependant pas tout à fait neuve.

En effet le tropisme régressif et chatoyant de Licorice Pizza était déjà à l’œuvre dans Inherent Vice (2015), dont nous pointions à l’époque de sa sortie le fœtal repli sur soi, fondé sur un dispositif sensoriel et hypnotique de voyage dans l’espace et le temps ; le début des seventies californiennes constituait déjà une sorte de bain amniotique où s’ébrouait l’imaginaire enfantin de Paul Thomas Anderson (né en 1970, il a grandi dans les fragrances colorées et mélodiques de cette décennie). Cependant Inherent Vice s’avérait poseur, déroutant, apathique ; aux zombies qui le peuplaient succèdent dans Licorice Pizza des êtres incomparablement plus incarnés. On sent vibrer sur l’écran l’empathie du cinéaste à leur égard. La caméra ne cesse de s’approcher au plus près des visages des acteurs, captant au sismographe leurs doutes, leurs émois et jusqu’à la chaleur de leur peau. Chaque séquence brève ou à rallonge, chaque plan minutieusement cadré en cinémascope, chaque long travelling arpentant l’espace se trouvent ainsi chargés, par leur luminosité frémissante, leur grain argentique et leur énergie cinétique, d’une beauté discrète et entêtante.

Attentes déjouées et singularités

Ce regard complice et presque amoureux n’empêche pas des jeux de funambule sur la ligne de crête entre le grotesque et l’inquiétant. Un sens aigu de l’étrangeté des êtres et du quotidien, déjà saillant dans plusieurs films du cinéaste, revient ici à la charge. Parfois même plane un danger concret, imminent. Un peu plus, et le film basculait vers un nouveau Taxi Driver (1976) ou Once upon a time… in Hollywood (2019) et leurs déflagrations de violence. Mais Paul Thomas Anderson déjoue ces attentes. D’une séquence à l’autre, même les situations les plus dramatiques se retrouvent désamorcées ; tout coule, emporté par une inconséquence adolescente, et rien n’a réellement de poids – à l’exception du lien magique qui se tisse souterrainement entre les personnages de Cooper Hoffmann et Alana Haim. Face à un univers étrange voire menaçant, chaque protagoniste devient pour l’autre un refuge, un cocon chaud et accueillant, un peu comme le film prétend l’être pour son spectateur.

Enfin, pas de compulsion référentielle, ni de fétichisme nostalgique : le film respire, ménage des mystères, semble se construire peu à peu et de manière organique. Ses citations ont valeur de clins d’œil et ne suturent pas la trame du film (cf. par exemple les apparitions drolatiques mais ponctuelles de Sean Penn et Bradley Cooper). Ce faisant, Paul Thomas Anderson s’écarte résolument du corsetage programmatique et ultra-référencé du dernier Tarantino – autre bulle spatio-temporelle grisante, ressuscitant à quelques années près le même univers et s’y lovant avec fascination, quitte à créer une nouvelle forme d’éternité dystopique et bigger than life, loin de la vie post-adolescente, foisonnante de petitesses, grandeurs et imperfections qui irrigue Licorice Pizza.

A rebours des puissantes tentations mimétiques, Licorice Pizza atteste la beauté cachée et l’importance qu’il y a à être soi, et rien que soi – même si cet objectif tout simple peut impliquer un long et sinueux cheminement. Voilà une belle leçon de cinéma. Et sans doute aussi, au passage, une belle leçon de vie.

 

Réalisateur :

Acteurs : , , ,

Année :

Genre : , ,

Pays :

Durée : 133 mn


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi

Dersou Ouzala

Dersou Ouzala

Oeuvre de transition encensée pour son humanisme, « Dersou Ouzala » a pourtant dénoté d’une espèce d’aura négative eu égard à son mysticisme contemplatif amorçant un tournant de maturité vieillissante chez Kurosawa. Face aux nouveaux défis et enjeux écologiques planétaires, on peut désormais revoir cette ode panthéiste sous un jour nouveau.

Les soeurs Munakata & Une femme dans le vent.Sortie Blu-ray chez Carlotta, le 19 mars (OZU, 6 films rares ou inédits).

Les soeurs Munakata & Une femme dans le vent.Sortie Blu-ray chez Carlotta, le 19 mars (OZU, 6 films rares ou inédits).

Dans l’immédiat après-guerre, Yasujiro Ozu focalisa l’œilleton de sa caméra sur la chronique simple et désarmante des vicissitudes familiales en leur insufflant cependant un tour mélodramatique inattendu de sa part. Sans aller jusqu’à renier ces films mineurs dans sa production, le sensei amorça ce tournant transitoire non sans une certaine frustration. Découvertes…

Dernier caprice. Sortie Blu-ray chez Carlotta, le 19 mars (OZU, 6 films rares ou inédits).

Dernier caprice. Sortie Blu-ray chez Carlotta, le 19 mars (OZU, 6 films rares ou inédits).

Le pénultième film d’Ozu pourrait bien être son testament cinématographique. Sa tonalité tragi-comique et ses couleurs d’un rouge mordoré anticipent la saison automnale à travers la fin de vie crépusculaire d’un patriarche et d’un pater familias, dans le même temps, selon le cycle d’une existence ramenée au pathos des choses les plus insignifiantes. En version restaurée par le distributeur Carlotta.

Il était un père. Sortie Blu-ray chez Carlotta, le 19 mars (OZU, 6 films rares ou inédits).

Il était un père. Sortie Blu-ray chez Carlotta, le 19 mars (OZU, 6 films rares ou inédits).

Difficile de passer sous silence une œuvre aussi importante que « Il était un père » dans la filmographie d’Ozu malgré le didactisme de la forme. Tiraillé entre la rhétorique propagandiste de la hiérarchie militaire japonaise, la censure de l’armée d’occupation militaire du général Mac Arthur qui lui sont imposées par l’effort de guerre, Ozu réintroduit le fil rouge de la parentalité abordé dans « Un fils unique » (1936) avec le scepticisme foncier qui le caractérise.