Une torpeur délétère. Une volupté lourde de malaise. Et par-dessus tout, un parfum de mort. Telles sont les sensations entêtantes qu’une fois achevé, le dernier film de Paul Thomas Anderson continue d’infuser chez son spectateur. Phantom Thread est de ces films qui se plaisent tranquillement, posément, à distiller leur venin. A déployer, sous des apparats fastueux, une violence diffuse, étouffante et sans issue. Rarement le réalisateur de The Master (2012) et Inherent Vice (2015) se sera autant complu dans la morbidité. Pour autant, l’atmosphère de décadence feutrée du film ne l’empêche pas de vibrer d’une émotion sourde, tout en déployant une gamme de sensations extraordinairement concrètes.
Choix formels et esthétiques.
D’emblée, Phantom Thread est un régal pour les yeux. Pour les oreilles aussi. Des mélodies de Claude Debussy et Gabriel Fauré mêlent leurs échos mélancoliques à la musique subtilement dissonante et comme venue d’outre-tombe de Jonny Greenwood (guitariste du groupe Radiohead et compositeur fétiche de Paul Thomas Anderson). En écho à cette musicalité envoûtante et spectrale, de nombreux plans du film, braqués sur des visages mutiques ou de simples objets du quotidien, frémissent d’une sorte de tension mystérieuse, presque sexuelle – au point d’en acquérir une aura fantastique. Précision granuleuse des textures, qualité tactile des étoffes, crissements des tissus, hypertrophie du moindre son : plus qu’un film sublimement photographié, Phantom Thread s’affirme comme une expérience sensorielle hyperesthésique, dont la concentration maniaque et fiévreuse tend vers l’onirisme pur.
Cependant cette sorte d’hyper réalité ne doit pas induire en erreur. Tout est trompeur dans ce film. Tout est artifice, mensonge. Ainsi de la mise en scène, feutrée, mobile, élégante – une merveille de faux classicisme, tant elle ne déploie les cadrages et mouvements d’appareils les plus soignés qu’à la seule fin, semble-t-il, d’en subvertir l’apparente limpidité, conjurant au passage tout soupçon d’académisme. Ainsi il suffit d’un rien – un décadrage léger, un silence un peu trop long, un discret effet de montage – pour qu’un sentiment d’étrangeté envahisse l’écran. Autant de brèches subtiles dans le tissu trop soyeux de la mise en scène, et de quoi alimenter le trouble qui pénètre peu à peu le spectateur, au diapason du rôle croissant joué par le personnage de la jeune Alma dans la vie jusque-là trop bien réglée de Reynolds Woodstock.
Couples délétères.
La ligne narrative du film est au premier abord une des plus simples jamais adoptées par Paul Thomas Anderson. Dans le Londres des années 1950, un créateur de mode célèbre et passablement névrosé, Reynolds Woodstock (interprété par Daniel Day-Lewis), trouve une nouvelle muse dans la personne d’une jeune serveuse de restaurant dont on ne connaîtra que le prénom, Alma (Vicky Krieps). A un rythme lent et implacable, la caméra suit le glissement de leur coup de foudre initial vers un sado-masochisme aussi détonant qu’inattendu. Oui, décidément, tout est trompeur dans ce film, et d’abord la vie menée par Woodstock, si immuable et millimétriquement réglée qu’on soupçonne d’emblée – et Alma la première – une sorte d’imposture. Afféterie prétentieuse ou manière cathartique de conjurer un mal-être ? En une mise en abyme transparente, ce doute s’applique à l’objet cinématographique lui-même. La projection de Paul Thomas Anderson dans le personnage de Woodstock est presque trop flagrante. Créer une robe ou un film, quelle différence ? La métaphore proustienne comparant la réalisation d’une robe et d’une œuvre d’art (roman, film) pourrait s’appliquer ici. D’autant que cette idée ne cesse d’être suggérée par la forme filmique, les plans étant assemblés entre eux comme des fragments de tissus soigneusement choisis et découpés, dont les coutures constituent autant d’effets de montage – raccords simples, fondus enchaînés, mais aussi plans de transition qui ont valeur de points de suture entre deux scènes (telle cette vision d’une tombée de neige au dernier tiers du film).
A vrai dire, la démarche cinématographique du réalisateur pose question depuis l’origine. Et plus particulièrement depuis le tournant There Will Be Blood (2007). Dans ce film sec et envoûtant, étonnamment sobre au regard du maniérisme de ses premiers longs métrages, Paul Thomas Anderson semblait vouloir régler ses comptes avec ses pères en cinéma (John Huston, Stanley Kubrick, Robert Altman, Martin Scorsese…). Opération qui trouvait un aboutissement dans The Master, dont le cœur battant se nichait, à notre sens, dans la symétrie entre la fascination maladive du disciple pour son gourou et celle du réalisateur pour ses prédécesseurs mythiques. Le personnage comme le cinéaste finissaient alors par s’affranchir de leurs maîtres et partir chacun de leur côté – au point qu’on les devinait désemparés, perclus dans un traumatisant deuil du père. Voilà qui expliquerait, peut-être, l’étrange flottement du film suivant, Inherent Vice (2015), belle coquille vide et chatoyante saturée de souvenirs cinéphiliques. A cette aune, Phantom Thread a des allures de retour aux sources. Voire de régression. Paul Thomas Anderson y reprend dans ses grandes lignes le schéma de There Will Be Blood et The Master – celui d’un couple d’individus aux relations conflictuelles, fascinés l’un par l’autre, et qui s’écharpent dans le dernier acte jusqu’à une séparation salvatrice, brutale comme une coupure de cordon ombilical. A ceci près qu’ici – différence fondamentale – la rupture n’a pas lieu. Mais à quel prix ?
Poignant aveu.
Difficile, à ce stade, de ne pas percevoir un parallèle entre la fascination sado-masochiste liant Woodstock à Alma et le propre rapport – intense, fiévreux, torturé – de Paul Thomas Anderson à sa passion, le cinéma. Trop de souvenirs. Trop d’ombres qui rôdent. Cela dit, ne serait-ce pas une chance davantage qu’une malédiction ? Les fantômes du passé sont-ils nécessairement castrateurs ? Il est possible de jouir de telles réminiscences. Voire de s’y complaire à l’excès. Ainsi Woodstock déclare-t-il que les morts sont parmi nous, avant d’aussitôt préciser que ceux-ci, loin d’être effrayants, constituent une présence nécessaire et bienveillante – quitte à hanter le moindre recoin de sa demeure et s’insinuer dans les replis les plus cachés de sa pensée (cf. la troublante scène d’apparition de sa mère décédée). De même Phantom Thread semble-t-il lui aussi hanté, tantôt parasité, tantôt sublimé par de nombreux souvenirs cinéphiliques, plus discrets que dans les œuvres antérieures du cinéaste, mais non moins lancinants, et plus sournoisement inscrits que jamais dans sa chair filmique – saillies musicales et situations inspirées d’Hitchcock (Rebecca (1940) et Vertigo (1958)), décors, cadrages et effets visuels réminiscents de Kubrick (Lolita (1962)).
Sous cet angle, Phantom Thread a valeur d’aveu. Comme si Paul Thomas Anderson assumait enfin totalement la morbidité inquiète, fétichiste et égotique sous-jacents dans toute son oeuvre – où palpite en toile de fond une peur presque panique de sortir du cocon. Ainsi son nouveau film, sans doute un de ses plus intimes, a une fâcheuse tendance à se clore sur lui-même, à se calfeutrer foetalement dans sa propre atmosphère confinée. Situation sans issue, assumée dès l’orgueilleux écran-titre, dont les amples arabesques se replient sur elles-mêmes comme des serpents s’enroulant autour de leur proie. Dès lors on comprend mieux l’impression de claustration éprouvée pendant le film. La vie n’y circule guère que sous une forme sublimée, détournée, viciée. Un symptôme parmi d’autres : bien qu’au cœur du récit, la tension sexuelle entre les personnages n’est jamais palpable. Et pour cause, tous les indices convergent, diégétiques et extra-diégétiques, pour suggérer l’homosexualité du personnage de couturier sociopathe incarné par Daniel Day-Lewis. Or Phantom Thread n’effleure même pas cette piste. Non par manque d’audace, mais parce qu’elle ne l’intéresse pas. Le seul vrai sujet du film – en cela autarcique et à la limite de l’autisme – c’est le geste mi-admirable, mi-pathétique de Paul Thomas Anderson revenant à composer, avec la rigueur la plus maniaque et un irréfutable talent d’orfèvre, un long métrage aussi raffiné que languissant sur la mort, la nostalgie, la solitude, et le lien destructeur entre des êtres confrontés à leurs passions. D’où un film en un sens étriqué, peut-être un peu vain (seul le temps tranchera), mais non moins terriblement poignant à sa manière.