Un voyage dans le temps : voilà ce que propose à première vue Inherent Vice, le septième long métrage de Paul Thomas Anderson – mais un voyage dans le temps plutôt déconcertant, qui prend les allures d’un trip aussi tranquille qu’hallucinogène, comme en apesanteur. De fait, c’est dans un état d’apathie morale et de détachement des enjeux dramatiques qu’il convient de regarder Inherent Vice si l’on veut en apprécier la pulsation bizarre, hypnotique, parfois engourdissante. De là à supposer qu’il faut être shooté pour en jouir totalement, on n’osera franchir le pas, préférant laisser au film le bénéfice du doute.
Un grand bain de références
Cette plongée dans la Californie hippie des seventies tient moins de la reconstitution documentaire que de la réfraction très personnelle d’une certaine représentation que le cinéma et la littérature nous en ont laissée, et dont le film se plaît, posément, méticuleusement, à dérouler la signalétique. Au fil des vignettes que constitue chaque plan – cadrages fixes, nonchalance étudiée, caméra souvent portée à l’épaule – le réalisateur orchestre la reconstitution d’un espace-temps qui à coup sûr lui parle de manière très intime, à lui qui est né dans ces lieux de la côte ouest des États-Unis, à l’aube de la décennie en question (en 1970 pile). Du fait de son âge, P. T. Anderson a sans doute plus fantasmé que pleinement vécu cette période. Nul doute, cependant, que ses relents psychédéliques l’ont imprégné dès ses premiers films, infusant désormais leur parfum de mélancolie colorée et mystérieuse jusque dans le moindre angle du moindre plan d’Inherent Vice. Porté par ces réminiscences qui l’excèdent, le film en vient à flotter comme une bulle fragile en milieu hostile. Loin des envolées virtuoses de Boogie Nights (1997) ou Magnolia (1999), la mise en scène est sobre et multiplie les simples champs-contrechamps : faut-il y voir le signe d’une dévitalisation, d’une complaisance régressive à s’ébrouer dans le liquide amniotique enfin retrouvé ? Il s’en faut de peu que le film ne se dissolve dans le grand bain de ses références, mais il en est finalement sauvé par des acteurs magnétiques – en premier lieu Joaquin Phoenix et Josh Brolin – ainsi que par sa formidable bande-son, entremêlant musiques d’époque, compositions de Jonny Greenwood et bruitages foisonnants (dans les nombreuses scènes d’intérieur, on entend littéralement respirer la ville derrière les murs). D’où cette sensation, en regardant le film, d’évoluer dans une bulle, et d’assister à une transe continue et inquiète que viennent à peine rompre quelques éclats surréalistes.
Inherent Vice semble sans cesse en représentation, prend la pose – comme un pastiche qui se prendrait au sérieux. Ce qui ne l’empêche pas d’être parfois très drôle, comme d’ailleurs le précédent P. T. Anderson, The Master (2013), film hallucinatoire lui aussi, dont l’humour à froid donnait le vertige, révélant des névroses béantes comme des gouffres. Inherent Vice semble a priori fait d’une autre matière, ne serait-ce que par son statut de première adaptation au cinéma d’un roman de Thomas Pynchon, écrivain culte réputé pour son sens de l’outrance, son invention verbale, et dont le monde médiatique américain s’amuse à pointer l’aura de mystère (à cause de son refus d’apparaître dans ces mêmes médias). Se nourrissant à la sensibilité pynchonienne, P. T. Anderson freine toute audace de mise en scène, semble vouloir se livrer corps et âme aux mots et visions du romancier et réalise son film le plus statique et bavard. Dans cette parenthèse ou cette digression – à moins qu’il ne s’agisse d’une transition ? – qu’Anderson opère ici au sein de sa filmo, on croit cependant sentir, par moments, la tentation d’une reprise nostalgique et mature d’un certain cinéma de genre, à la manière de Jackie Brown (Quentin Tarantino, 1997), mais Inherent Vice ne vise pas cette émotion-là, se déploie en-deçà ou plutôt à côté. La progression de l’enquête policière, la paranoïa croissante, l’intrigue tortueuse et confuse, son cadre clairement daté : beaucoup d’indices font penser à ces films noirs des années 1970 auxquels, imagine-t-on, P. T. Anderson voue depuis sa première jeunesse cinéphile une dévotion qu’ils ne méritent peut-être pas tout à fait. Cependant, le maniérisme stylistique et l’ambiance crépusculaire de tels films peuvent captiver encore aujourd’hui, à l’exemple de ces deux adaptations de Raymond Chandler, elles-mêmes déjà décalques de films noirs des années 1940 passés au tamis de l’ambiance seventies : Adieu ma jolie (Farewell, My Lovely, Dick Richards, 1975) et Le Privé (The Long Goodbye, 1973), réalisé par Robert Altman, présenté par P. T. Anderson comme l’un de ses pères spirituels.
Espoirs d’une émancipation
Mais ces références trop flagrantes pourraient bien constituer une fausse piste. A les suivre trop docilement, on perd en route la beauté étrange et presque abstraite d’Inherent Vice, et il n’en reste plus qu’un film amorphe rempli de zombies défoncés. Face à un scénario qui se délite, à une enquête dont très vite l’intérêt se dilue, le spectateur est en droit de se demander si la vraie histoire du film ne se joue pas ailleurs, en l’occurrence sur la surface granuleuse et chatoyante de l’écran, dans ses mutations et épiphanies où semble s’imprimer comme en négatif un autre récit que celui littéralement raconté par les dialogues. Il faut prêter attention aux motifs visuels de l’image, à sa cosmétique outrée et sa texture criarde, au grain gros, épais, coloré et charnu de sa photo, et jusqu’aux tâches de lumière qui viennent frapper décors et visages (comme dans le très beau dernier plan). Autant d’indices sensoriels, certes signes d’un certain fétichisme – loin d’être inédit chez P. T. Anderson – mais qui mieux que la trajectoire dramatique confuse pourraient dessiner l’itinéraire mental du personnage principal. Celui-ci, Doc Sportello, détective privé de Los Angeles, semble en effet subir une profonde mutation intérieure au long des 2h28 du film : on peut soupçonner que sous son masque ahuri de zombie se joue autre chose qu’une simple aggravation de la confusion mentale liée à la drogue, autre chose qui pourrait être d’ordre spirituel, mystique, et en fin de compte à la limite du psychiatrique, tout en relevant d’une forme de rédemption. Bref, une trajectoire à la fois en parallèle et à rebours – c’est-à-dire un négatif – de cette Amérique cédant après la vague hippie des sixties à ses démons réactionnaires, cyniques et matérialistes (l’enquête ne tourne-t-elle pas autour de la disparition d’un riche promoteur immobilier ?).
Sous cette optique, Inherent Vice affirme mieux sa cohérence dans la carrière de P. T. Anderson. La catharsis libératrice de There Will Be Blood (2007) et The Master fait ici encore résonner ses échos, mais en mode mineur ; comme à chaque fois, un couple d’individus au lien conflictuel et complexe – campés ici par Phoenix et Brolin – gravitent impuissants et comme sous hypnose dans un monde qui les dépasse, et ramènent tout dans le dernier acte à leur petite dimension d’individus, à la fois théâtrale, intime, poignante et grotesque. The Master représentait une avancée décisive au sein de cette dialectique : la combinaison d’outrances et de sublime, scellée par une mise en scène majestueuse, semblait déployer un cérémonial sacré – au sens littéral : séparation – par lequel P. T. Anderson mimait la coupure du lien ombilical avec ses pères en cinéma (Huston, Kubrick, Altman, Scorsese, etcetera). A la fin de The Master, le personnage joué par Joaquin Phoenix comme le cinéaste finissaient par s’affranchir de leurs maîtres et partir chacun de leur côté – au point qu’on les devinait désemparés, meurtris, perclus dans un traumatisant deuil du père. Désormais, que pouvait-il advenir dans l’œuvre de P. T. Anderson ? Peut-être rien d’autre qu’un film comme Inherent Vice : une coquille vide et chatoyante, à remplir et faire vibrer de souvenirs cinéphiliques. Inherent Vice s’avère peut-être un jalon sain, nécessaire dans la carrière de P. T. Anderson, une pause bienvenue après deux œuvres majeures – une respiration avant un nouveau déploiement. Espérons donc que l’avenir le ratifiera bien comme un film de transition, dans lequel, en position fœtale, le réalisateur se livre à un dialogue pour une fois non avec un autre cinéaste (rival ou maître, en tout cas castrateur), mais avec un écrivain à l’univers parmi les plus singuliers et exogènes au sien, et consacre ainsi, une fois pour toutes, son émancipation.