Le nom de la rose

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« Le Nom de la rose » revient en force sur les écrans dans une version restaurée 4K supplantant les précédentes. L’occasion de revisiter quelques facettes de ce thriller médiéval inspiré ; parfois controversé pour ses anachronismes et qui nous plonge au cœur de l’obscurantisme religieux, à l’époque des hérésies et des sombres heures de l’Inquisition.

Souvent ce sont les inquisiteurs qui créent les hérétiques. Non seulement pour les imaginer quand ils n’existent pas, mais parce qu’ils répriment avec une telle véhémence la vérole hérétique que nombreux sont ceux qui l’attaquent par haine des inquisiteurs.” (Umberto Eco – Le nom de la rose)

Un rêve démiurgique d’adaptation prend corps..

Désireux de porter son rêve d’adaptation sur les fonds baptismaux du grand public, Jean-Jacques Annaud doit tour à tour essuyer les fins de non-recevoir des producteurs qu’il sollicite dans l’espoir de collecter les fonds nécessaires à la réalisation de cette entreprise démiurgique. Rien moins que la Columbia le lâche pour son casting pourtant assumé de Sean Connery dans le rôle du protagoniste central, Guillaume de Baskerville. L’Ecossais grisonnant et bien découplé n’a plus la faveur des studios depuis trois ans et connaît sa traversée du désert des suites du flop commercial de son dernier James Bond, Jamais plus jamais (1983), au titre pourtant prémonitoire. Ce contre-emploi d’enquêteur au scientisme assumé s’avère providentiel pour l’acteur entiché du rôle au point de s’imposer à Jean-Jacques Annaud littéralement subjugué par son audition. Sean Connery retient en demi-teinte l’excentricité british de l’investigateur à l’esprit déductif qui a mis sa foi au service de la science ; ce qui n’est pas un vain mot venant du Franciscain va-nu-pieds qu’il incarne.

Sans se laisser démonter pour autant par les rebuffades qu’il essuie, Jean-Jacques Annaud multiplie les repérages pour planter le décor religieux de son projet de longue haleine qu’il place “sous les bons auspices de Dieu”selon son expression. Jusqu’au maniérisme, il peaufine la quête du détail authentique comme du Saint Graal en s’entourant d’éminents historiens ; chacun dans sa spécialité. Les avis divergent sur la volonté de traduire la tonalité, la gestualité,
l’emblématique, l’iconographie et la couleur locale d’un âge abusivement considéré comme sombre et dénigré. La co-production se conclura avec l’Allemagne où le cinéaste, tout à la matérialisation de son rêve, finit par dénicher son abbaye bénédictine. Ne lui reste qu’à échafauder, au sens propre comme au sens figuré, son fameux labyrinthe claustrophobique du savoir bibliophile où se déroule le climax de son film.

On connaît Annaud pour sa méticulosité intellectuelle et documentaire ainsi que sa dilection notable pour les églises médiévales. Face à ce projet d’adaptation d’envergure, il s’érige en bâtisseur de cathédrale ou plutôt de monastère fortifié en l’espèce. Dans un quasi compagnonnage avec son équipe de tournage et ses acteurs, il en devient le maître d’œuvre.

Le réalisateur de L’ours résume ainsi la démarche forcément simplificatrice du roman somme d’Umberto Eco: “L’image parle d’abord à l’instinct émotionnel comme le cinéma ; la littérature s’adresse, quant à elle, à l’intelligence. Ce n’est pas le même propos.” Là ou le roman (ici d’apprentissage) évalue empiriquement, le cinéma tranche.

 

 

Le Nom de la Rose : un palimpseste fantasmé fidèle à l’esprit sinon à la lettre du roman éponyme.

La fresque médiévale qui s’ensuit est un palimpseste comme la définit son réalisateur. Entendre : une réécriture à l’instar de ce travail “de bénédictin” des copistes et enlumineurs décrit dans le film. Selon une mise en abîme astucieuse, Annaud écarte les prolégomènes du roman tentaculaire pour n’en retenir que la trame policière. Le pastiche médiéval foisonnant d’Umberto Eco est truffé de digressions érudites dans un dédale narratif complexe aux multiples ramifications qu’il élude sciemment ou fait endosser indirectement par la voix off du narrateur: Adso de Melk, devenu un adulte vieillissant depuis les faits qu’il narre. Dans ce contre-emploi inédit d’anachorète intellectuel plongé dans l’atmosphère enfiévrée de l’abbatiale, Sean Connery, confondant de naturel, tonsuré, en sandales et bure de franciscain, habite la fonction et parvient à faire oublier ses “jamesbonderies” en illuminant la congrégation monastique de sa présence démystificatrice.

Les gargouilles du monastère sont les seuls témoins silencieux d’une série de meurtres mystérieux perpétrés dans son enceinte et sur lesquels est chargé d’enquêter Guillaume de Baskerville, flanqué de son tout jeune assistant en noviciat, Adso de Melk (Christian Slater).

 

 

Conjectures criminelles dans les recoins inexplorés de l’abbaye

Les crimes semblent liés aux prédictions de l’Apocalypse et les moines, chamboulés par les événements, sont convaincus que l’Antéchrist a pris possession de l’abbatiale. Perché à même un piton rocheux escarpé, l’édifice, octogonal et massif, domine la contrée désolée de Ligurie au nord de l’Italie. Le pèlerin franciscain, ex-inquisiteur lui-même excommunié pour hérésie, se perd en conjectures alors qu’il est confronté à ces meurtres de moines aussi sordides qu’ inexplicables. L’élucidation des crimes se déroule entre matines et complies rythmant l’ordinaire des moines bénédictins. En Sherlock Holmes qui aurait troqué son Macfarlane contre la bure la plus grossière, Guillaume
de Baskerville passe minutieusement au crible tous les coins et recoins de l’abbaye. Il est flanqué de son assistant boutonneux, Adso, inopinément déniaisé en chemin par une sylphide, sauvageonne vêtue de loques (Valentina Vargas); semblant abolir les lois de la pesanteur pour s’insinuer dans les bonnes grâces des moines. Et l’élève d’en apprendre au maître : “Ne pas être amoureux au moins une fois dans sa vie est une désolation.”

“Si Dieu existait, il serait une bibliothèque” (Umberto Eco)

En gardiens zélés du temple et de l’accès au savoir, les moines se partagent les tâches de copistes exégètes et enlumineurs des ouvrages originaux de théologie et de philosophie en grec et latin dans le silence de trappistes.

Saint du Saint du monastère, la bibliothèque est à la fois le temple de la connaissance, le point nodal et l’épicentre névralgique de ce puzzle métaphysique où convergent toutes les exactions imputables aux moines conventuels que sont les bénédictins. Jean-Jacques Annaud suggère la paillardise et la cupidité de certains moines qui outrepassent leurs vœux vertueux.

Un ouvrage-clé en particulier, la poétique d’Aristote, empoisonné par le moine bibliothécaire, devient l’objet de toutes les convoitises que la communauté religieuse conserve jalousement à l’abri des regards indiscrets afin qu’il ne tombe à aucun prix entre les mains de la population paysanne volontairement maintenue dans une inculture crasse. Macguffin d’un whodunit quasi hitchcockien dans l’esprit, la Poétique d’Aristote fait figure de Da Vinci code. Là où Dan Brown brodait sur l’Eglise dissimulant des évangiles et découvrant une paternité au Christ, l’Aristote code de Umberto Eco prétend interdire l’accès du plus grand nombre au rire de la comédie jugé progressiste et comme un acte de sédition envers le dogme de l’Eglise. A force de rire de tout et de rien, on en vient à rire de Dieu et à blasphémer à son encontre.

 

Intertexte hugolien: trognes édentées, dignitaires scrofuleux, bossu pathétique et faciès tonsurés..

L’intertexte est hugolien qui exhibe un moyen âge gothique fantasmé. Les gargouilles sont autant taillées dans la pierre du monastère qu’humaines avec cette galerie de trognes édentées, de dignitaires scrofuleux, d’un quasimodo sadomasochiste expiateur : Salvatore/Ron Perlman saisissant en assistant cellérier, idiot utile non du village mais du cloître.

En plus de leurs faciès tonsurés caractéristiques, les bénédictins arborent une riche soutane noire tandis que les frères franciscains portent une robe de bure marron-gris. S’inspirant des œuvres de Jérôme Bosch et de Brueghel, Annaud s’appesantit complaisamment sur les physionomies tératologiques et les autopsies des légistes sur les cadavres telles qu’elles pouvaient se pratiquer dans ce XIV siècle naissant qui confond la Renaissance et ses calamités.

 

Spirituels franciscains et conventuels bénédictins. Qui est dans le vrai ?

Le monastère révèle une tripartition dans sa hiérarchie pyramidale. Au sommet siège la noblesse ecclésiastique avec les légats papaux revêtus de la pourpre cardinalice. Au milieu, les bénédictins constituent la bourgeoisie dominante et opulente qui prélève l’impôt aux paysans et révèle parfois des instincts déviants au sein de la communauté. Fermant la marche, le pèlerin franciscain est un religieux mendiant qui a fait vœu de pauvreté et de dénuement extrême (Les onze fioretti de St François d’Assise).

Franciscains et bénédictins divergent sur le statut du religieux monastique. Le bénédictin perçoit, amasse et engrange quand le franciscain s’appauvrit considèrant que “le Christ a acheté sa robe pour la redonner”. Jean-Jacques Annaud introduit l’assemblée houleuse qui oppose dans la salle capitulaire du monastère prélats de la papauté, bénédictins et franciscains sur la question essentielle de la pauvreté ou non du Christ.

 

Mythologie du film

Fétichiste du détail authentique au point de faire reproduire par des relieurs les fac-similés des ouvrages d’érudition d’époque figurant en toile de fond du cadre, Jean-Jacques Annaud s’autorise toutefois à prendre certaines privautés avec l’Histoire médiévale dans une volonté d’appropriation. Au crédit d’une cohérence narrative, il s’affranchit des anachronismes qui émaillent sa recension car 1327 est une période charnière nébuleuse empiétant sur la Renaissance aussi bien. Au même titre que les bûchers, les autodafés et le procès en sorcellerie spectaculairement déroulés à la fin du film appartiennent au XVIième et XVIIième et non au XIVéme.

Foin de cette période qui remonte à l’Antéchrist si l’on veut bien me passer l’expression, le spectateur médiéviste le plus scrupuleux ne saurait lui tenir rigueur de sacrifier la chronologie à la prégnance de sa narration et la mythologie du film .

Dans le making-off de son film, Annaud établit un parallèle en raccourci entre communisme et capitalisme qu’il relie à l’administration territoriale du monastère. Au bas de l’échelle, le franciscain s’insurge contre le philistinisme et le pharisaïsme du bourgeois monastique qui, derrière les murailles de sa forteresse, perçoit arbitrairement la dîme comme un suzerain, accumule les richesses et devient le possédant tout en participant au luxe ostentatoire du clergé. Pour conserver ses privilèges de rang, l’Eglise se refuse à éduquer les masses lobotomisées. Le monastère est donc géré
comme une seigneurie et un état dans l’état.

Au XIVème siècle, les rebelles à la papauté sont jugés pour hérésie selon une procédure inquisitoriale drastique, à l’initiative du pape Grégoire VII, qui inspirera plus tard les procès de Moscou et la pratique de la torture par les nazis. F. Murray Abraham campe Bernard Gui, l’inquisiteur voué à l’opprobre publique, ennemi juré de Guillaume de Baskerville qu’il excommuniera. “L’Église est menacée par le cancer des hérésies », commente Jean-Jacques Annaud. Bernard Gui opère en chirurgien : il ampute et se garde bien de soigner. C’est lui qui prononce sa sentence célèbre: “Tuez les tous, Dieu reconnaîtra les siens”.

Fort d’un budget de fonctionnement de 19 millions de francs de l’époque, Le nom de la rose engrangera 77 millions de recettes et drainera 5 millions de spectateurs rien qu’en France tandis que le roman d’Umberto Eco se vendra à 30 millions d’exemplaires à travers le monde.

La ressortie du Nom de la Rose en salles et en version restaurée 4K est supervisée par Les Acacias distribution.

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