Hiroshima mon amour

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Une nouvelle vague aux allures de tsunami. « Hiroshima mon amour », entre le pamphlet politique et l’essai poétique, ressort en salles.

La musique de Giovanni Fusco, lancinante, pose le décor, attaqué, meurtri, nerveux. Une image fixe d’une végétation presque extra-terrestre. Puis les corps rompent le silence, et s’enlacent dans une suave étreinte, recouverts de ce qu’on voudrait croire poussière d’or, mais qui n’est en fait que cendres radioactives. Bienvenue dans le monde lyrique de Hiroshima mon amour, travail esthétisant sur le devoir de mémoire.

« Tu n’as rien vu à Hiroshima… » Les images prennent la parole, dans une érotisation des corps. Humides puis aussi secs que le sol de la place de la Paix. Dès les premiers instants, l’étreinte se referme dans une enfilade de couloirs, par un jeu sur la géométrie, sur l’utilisation d’un espace anxiogène et sur des images chapitrées par ce plan fixe : cette main blanche qui inscrit sur un corps jaune la marque de ses ongles. La voix d’Emmanuelle Riva retentit, précieuse, insistant sur des syllabes qui ont un goût d’éternité, pour devenir impersonnelle et neutre lorsque les chevelures, baignées d’une lumière sale, rappellent toute l’horreur de la guerre.

Les images s’enchaînent et se fixent sur ce musée, cubique et rugueux, lieu de mémoire par excellence. Est-il réel ? Fantasmé ? Vers quoi tendent ces lignes de fuite ? Quoiqu’il en soit, il reste le symbole d’un deuil en cours, d’un peuple qui essaie de vivre à nouveau, sur les cendres encore chaudes du passé et parmi les débris de souffrance.

La voix d’Emmanuelle Riva déversera tout l’aveuglement occidental : entre apitoiement (« J’ai toujours pleuré sur le sort de Hiroshima »), manipulation (« J’ai vu les actualités », « Photographié pour toujours », « Selon les chiffres officiels »), culpabilité et incompréhension (« La stupeur à l’idée qu’on a osé », « Ça recommencera 200 000 morts, 80 000 blessés en 9 secondes, ces chiffres sont officiels, ça recommencera. Il y aura 10 000 degrés sur la terre, 1000 soleils dira-t-on »), la jeune femme végète entre fiction et réalité, enferrée dans l’impossibilité « d’amarrer à Hiroshima et à cette tragédie », comme le confessera Marguerite Duras. Alors qu’elle évoque glaïeuls et autres bleuets, les images ont le goût de l’acre, des blessures cautérisées et des stigmates encore brûlants, à peine dissimulés sous les vêtements.

 

Les travellings avant s’engouffrent dans une intimité qui se découvre en même temps que ces deux corps fusionnent. « Tu me tues, tu me fais du bien » résume à elle seule l’ambiguïté de l’amour, mais aussi des rapports Orient-Occident, jusqu’à ce que ces deux histoires se rejoignent et s’entremêlent au sein d’un même travail sur la mémoire.

Alain Resnais dépeint une population qui essaie de survivre dans le souvenir tenace d’un relent d’apocalypse qui brûle les lèvres. Fabuleux moment, autour de la rivière Ota, que ces visages impassibles, captés dans l’attente d’une punition, en marge de la vie et comme projetés de l’autre côté du Styx, dans le Royaume des morts. Car est-il encore possible de continuer à vivre quand les flammes de l’enfer ont titillé ses membres ? Quand un souffle mortifère a balayé sa ville et sa famille ?

Yeux révulsés, esprit divaguant, Emmanuelle Riva impose sa présence évanescente tout au long du film, dans ces chassés-croisés corporels et ces tête-à-tête intimistes. En proie aux souvenirs, sa vulnérabilité affleure à chaque frémissement de son corps. Une paume ouverte dans ce Hiroshima reconstruit mais fragile, lui rappelle son amour tué. Les correspondances explicites dans le montage, entre son Nevers natal et ce Hiroshima en rémission, ainsi que les faux-raccords, ajoutent au trouble général, à cette sensation de mal-être, à la violence des propos et des images (« Déforme-moi », une gifle fuse, des images d’archive renvoient à la guerre, aux tontes et aux bombes)… Elle dira de la Loire qu’elle est un fleuve « au cours irrégulier », un peu à son image, enchaînant les moments de grande douceur, puis des pics d’une brutalité traduisant ses atermoiements.

« J’ai aussi été folle à Nevers », lâche-t-elle. Le Français hésitant de Eiji Okada, sublime en amant accoucheur de souvenirs, la questionne, l’oblige à revenir sur son passé dans un flot de flashes-back, à l’innutrir et à dépasser la culpabilité d’un amour interdit. Dans ces moments de confession freudienne entre ombre et lumière, la caméra fixe le visage des amants, jusqu’à ce qu’ils deviennent neutres et impersonnels, et que l’attention ne se porte que sur ce texte durassien d’une extrême pudeur. Ici, le mythique fauteuil du psychologue viennois revêt les formes d’un linceul accueillant où l’amour se consomme. À chaque communion charnelle répond en écho une confession troublante. Les têtes placées au millimètre près, stoïques, émergent du décor et chorégraphient un essai sur l’oubli et la reconstruction.

 

Les retrouvailles, les rendez-vous clandestins, les moments d’amour partagé, les premiers émois dans la grandeur de la nature, sont emportés par un montage enlevé. Puis, l’espace se resserre au fur et à mesure que la douleur augmente. Dans la cave où elle observe la société grouillante vaquer à ses occupations, le chat du début n’est plus blanc mais bien noir, comme annonciateur de la folie et de l’enfermement, les ongles ne s’enfonçant plus dans la chair mais bien dans ces murs claustrophobiques, tombeau d’espoirs déçus.

Resnais développe les deux penchants de la mémoire : nécessaire pour éviter de reproduire les mêmes erreurs, et lutter contre les tendances oublieuses de l’Homme, mais dangereuse car enfermée dans un temps révolu, théorie toute nietzschéenne que de vouloir faire table rase du passé (La Généalogie de la morale, 1887) pour libérer le présent de son étreinte paralysante. Emmanuelle Riva ne revivra que lorsqu’elle aura réalisé le deuil de son premier amour. Et, tandis que les contre-plongées inquiétantes sur les façades cyclopéennes de la ville fantôme de Hiroshima font écho aux traversées des toitures sales des maisons de Nevers, l’actrice française expatriée au Japon saisit l’importance de la mémoire, culpabilisante mais acceptée (« Je penserai à cette histoire comme à l’horreur de l’oubli, je le sais déjà »). En se confessant et en acceptant de revenir sur sa frustration et sur son malheur, elle fait montre d’un ultime sursaut de résilience et s’autorise à continuer de vivre.

Que dire de Hiroshima mon amour ? Qu’écrire sans tromper le film, le vulgariser, le minimiser par le mot ? Il est la rencontre d’un réalisateur au sommet de son art, d’un couple d’acteurs magnétique qui ne sera que « Elle » et « Lui », ou bien « Eux », d’une musique qui semble crasseusement coller à la photographie, d’une scénariste électrique et engagée et d’un texte très « Nouveau roman », dont chaque consonne crée du sens, des images, des émotions. Hiroshima est un pamphlet adouci pour la paix, contre les abus de la guerre. Romantique, savoureux, il s’installe durablement dans ce petit coin de mémoire qui stocke la beauté et la pureté immaculées.

« Ce soir je t’ai trompé mon amour, je t’ai trompé avec un inconnu. Tu n’étais pas tout à fait mort, j’ai raconté notre histoire. Je t’ai trompé ce soir avec cet inconnu. J’ai raconté notre histoire, elle était, vois-tu, racontable. Quatorze ans que je n’avais pas retrouvé le goût d’un amour impossible. Depuis Nevers. Regarde comme je t’oublie, regarde comme je t’ai oublié regarde-moi. »

Titre original : Hiroshima mon amour

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Durée : 90 mn


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