“Un anthropologue qui parle avec la voix d’un poète” (Martin Scorsese à propos de Vittorio de Seta)
Paysannerie et pastoralisme
En explorant in media res les rites traditionnels, les modes et les gestes de vie préhistoriques de la
pêche, du pastoralisme dans la paysannerie du sud de l’Italie, Vittorio de Seta révéla par hasard une vocation de documentariste-ethnographe. Un peu à la manière d’un Jean Rouch, le cinéaste sicilien de Palerme fait corps avec le paysage de cette terre sarde, aride et comme brûlée jusqu’aux entrailles, et sa population fruste comme son relief qui finissent par ne faire qu’un.
De citadin pétri d’architecture, il évolue vers un retour aux sources d’un ancrage dans son terroir du sud de l’Italie et ses vestiges culturels. La pierre angulaire de son cinéma tient dans cette révolution copernicienne qu’il réalise d’une certaine manière par une plongée de sa caméra au cœur même des chroniques villageoises de campagne qu’il magnifie par le lyrisme poétique des images qu’elles suscitent. Le terroir paysan est porteur de richesses culturelles insoupçonnées et le cinéaste-ethnographe improvisé a à coeur de pérenniser des traditions ancestrales vouées à l’extinction comme cette pêche à l’espadon ou au thon que Visconti ou Rossellini n’auront de cesse d’immortaliser respectivement dans La terre tremble (1949) et Stromboli (1950) poursuivant leur quête néo-réaliste d’une authenticité territoriale.
Un paysage granitique qui façonne ses habitants
Orgosolo est un hameau villageois niché au centre du massif montagneux Supramonte dans la région pittoresque de la Barbagia à l’épicentre de la Sardaigne, coin de terre accablé par la sécheresse, à l’écart de toute civilisation. Le film s’attache aux pérégrinations d’un berger sarde, Michele (Michele Cossu), rétif comme un cheval fougueux, flanqué de son jeune frère taciturne, Peppeddu (Peppeddu Cueco), observateur passif. Forcés de se plier aux injonctions d’un groupe de bandits qui ont pris le maquis et investissent leur campement de fortune, tous deux mènent leur troupeau de brebis transhumer vers de nouvelles pâtures, sourds à leurs chevrotements d’exaspération.
Hâtant cette transhumance, les montagnes sauvages du Barbagia et ses paysages inhospitaliers sont les
héros inertes de ce western sarde. La tragédie est latente quand les carabiniers, déployés comme une
armée d’occupation, font le siège des contreforts montagneux dans une battue lancinante à la poursuite du coupable désigné : Michele. L’esprit de vendetta finira par embraser la plaine aussi inculte que son peuplement de paysans.
Entre les escarpements des saillies rocheuses et les forêts de chênes ombragées, les pâtres guident leurs troupeaux de brebis vers les pacages naturels, extraient le lait de leur bétail ovin et fabriquent, chemin faisant, leur fromage à partir du caillé et selon des gestes coutumiers qui remontent à des temps immémoriaux.
Bandits à Orgosolo capture la survivance d’un mode de vie archaïque et sa transmission rendue de plus en plus improbable devant l’empiètement de la modernité et ses technologies naissantes. L’oeuvre fruste, qu’on pourrait apparenter à une fable biblique, traduit cette alchimie unique entre un paysage quasi monolithique dans son dépouillement et sa rugosité et une population autochtone, humble et taiseuse, qui fait face à l’adversité comme un seul homme, au milieu des forces naturelles avec une dignité sans failles. Les résidents de ce hameau montagnard isolé du reste du monde n’ont pas besoin de paraître pour être naturellement ce qu’ils sont. Le paysage granitique les façonnent à son image, leur conférant une sérénité à toutes épreuves.
L’enracinement du paria rebelle sur le sol sarde aride exsude tout le drame intérieur
Les clairs-obscurs de Luciano Tovoli, qui deviendra par la suite un célèbre directeur de la photographie pour nombre de grands cinéastes dont Pialat et Truffaut, captent ici la lumière ambiante dans sa dimension naturelle, sans le moindre artifice. La figure émaciée de Michele, le proscrit, que soutient indéfectiblement la communauté villageoise, est emmurée dans un silence farouchement obstiné. Elle se découpe à flanc de coteaux et sur la trame crayeuse d’un ciel plombant. L’enracinement du banni rebelle sur ce sol aride, accablé par une sécheresse désolante, exsude tout le drame intérieur que recèle son instinct animal de survie au jour le jour inhérent à cette appartenance rustique.
Le plan saisissant du moutonnement des brebis mortes d’épuisement qui jonchent la steppe aride alors qu’elles ont été condamnées à une marche forcée dans la chaleur accablante de la sécheresse avec très peu de points d’eau pour s’abreuver synthétise toute cette souffrance subie de la fratrie désormais sans la moindre ressource.
Se défiant de la justice, au contact permanent de la nature la plus ingrate qui soit, Michele est lié indissolublement à l’économie de la vente du fromage de brebis et à la société qui lui a avancé son crédit pour réunir son cheptel. Sa seule force vitale réside dans les liens solidaires tissés avec sa famille. Il fait corps avec la collectivité des paysans et même à contre-coeur, pactise avec les bandits. Un sentiment d’impuissance envahit le film qui donne la note
dominante : l’ignorance, l’aigreur, la ruse, la résignation, un sens têtu de la valeur dépassée de la vertu, un sentiment d’infériorité assumé et surtout la conspiration du silence participent de ce renoncement tacite.
L’impuissance omniprésente d’une autarcie vertueuse
Comme la bicyclette de l’ouvrier dans Le voleur de bicyclette (1948) de Vittorio de Sica, le sort de Michele est conditionné par la préservation de son troupeau. L’élevage ovin est le fruit exclusif de son labeur. Les paysans de De Seta sont frustes, sauvages, aigris, rusés, secrets, des gens de peu qui vivent en autarcie vertueuse luttant pour prendre le contrôle de leurs vies contre une impuissance omniprésente.
En grande partie à l’origine des revenus de leur île, les bergers survivent difficilement du produit de leur élevage ovin. Chaque jour qui passe voit grandir leur amertume sans qu’ils renoncent pour autant à leurs pratiques d’antan. Leur conscience victimaire les ancre dans une détermination suicidaire. Dans ces contreforts montagneux sans alpages et soumis en permanence à la sécheresse estivale méditerranéenne, les pâtures se font de plus en plus indigentes en Sardaigne. Leur recherche condamne les pâtres au nomadisme errant d’une transhumance sauvage tandis que la misère rampante en fait des hors-la-lois en puissance. C’est ce qu’il advient de Michele qui en vient à renier ses principes vertueux d’un autre âge en volant résolument à son tour un berger pour faire face à ses échéances.
Attention ! Chef d’œuvre comme on a peu souvent l’occasion d’en voir…
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